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16/02/2008

L'ankus du roi (2)

Mowgli nagea vers le bord, se roula dans l’herbe pour se sécher, et tous deux se mirent en route pour les Grottes Froides, la cité abandonnée dont vous avez déjà entendu parler. Mowgli, à cette époque, n’avait plus peur du Peuple Singe, mais le Peuple Singe gardait la plus vive horreur de Mowgli. Cependant leurs tribus étaient en expédition dans la Jungle, de sorte que les Grottes Froides apparurent vides et silencieuses dans le clair de lune. Kaa ouvrit la marche vers les ruines du pavillon de la reine, qui s’élevaient sur la terrasse, se coula par-dessus les décombres et plongea dans l’escalier à demi bouché qui, du centre du pavillon, s’enfonçait sous terre. Mowgli lança l’appel des serpents : « Nous sommes du même sang, vous et moi », et suivit, sur les mains et les genoux. Ils se traînèrent ensuite, sur un long parcours, dans un passage en pente, qui tournait et revenait plusieurs fois sur lui-même ; et, à la fin, ils atteignirent un endroit où la racine de quelque arbre géant, qui jaillissait du sol à trente pieds au-dessus, avait descellé une des lourdes pierres du mur. Ils rampèrent par cette brèche et se trouvèrent dans un vaste caveau, dont le toit en forme de dôme avait été pareillement disjoint par des racines d’arbre, de telle sorte que de rares traînées de lumière en balafraient l’obscurité.

 

— Voilà un gîte sûr, dit Mowgli, en se redressant et se campant sur ses jambes, mais trop loin pour y venir tous les jours. Et maintenant, qu’allons-nous voir ?

 

— Je ne compte donc pour rien ? dit une voix au milieu du caveau.

 

Et Mowgli vit bouger quelque chose de blanc, et, petit à petit, se dresser le cobra le plus monstrueux sur lequel ses yeux se fussent jamais posés, un être long de huit pieds ou presque, et devenu, à force de vivre dans l’obscurité, d’un blanc de vieil ivoire. La marque des lunettes elle-même sur le capuchon éployé avait tourné au jaune pâle. Ses yeux étaient aussi rouges que des rubis ; tout l’ensemble présentait l’aspect le plus surprenant.

 

— Bonne chasse ! dit Mowgli, qui n’oubliait pas plus ses bonnes manières que son couteau, et celui-ci ne le quittait jamais.

 

— Quelles nouvelles de la cité ? demanda le Cobra Blanc, sans répondre au salut. Quelles nouvelles de la grande cité aux formidables murs — la cité des cent éléphants, des vingt mille chevaux et du bétail sans nombre — la cité du Roi de vingt Rois ? Je deviens sourd ici, et il y a longtemps que je n’ai entendu les gongs de guerre.

 

— Il n’y a que la Jungle sur nos têtes, répondit Mowgli. Parmi les éléphants, je ne connais que Hathi et ses fils. Bagheera a égorgé tous les chevaux dans un village ; et qu’est-ce que c’est qu’un Roi ?

 

— Je t’ai déjà dit, fit Kaa doucement, s’adressant au Cobra, je t’ai dit, il y a quatre lunes, que ta cité n’existait pas.

 

— La cité — la grande cité de la forêt, dont les portes sont gardées par les tours du Roi — ne passera point. Ils l’ont bâtie avant que sortît de l’œuf le père de mon père, et elle durera encore que les fils de mon fils seront aussi blancs que moi. Salomdhi, fils de Chandrabija, fils de Viyeja, fils de Yegasuri, l’a bâtie aux jours de Bappa Rawal. Quel bétail êtes-vous, vous autres, et à quel maître ?

 

— C’est une piste perdue, dit Mowgli, en se tournant vers Kaa. Je ne comprends pas ce qu’il dit.

 

— Moi non plus. Il est très vieux. Père des Cobras, il n’y a ici que la Jungle, comme il en a toujours été depuis le commencement.

 

— Alors, quel est celui-ci, dit le Cobra Blanc, assis en face de moi, sans peur, qui ne connaît pas le nom du Roi, et qui parle notre langage avec ses lèvres d’homme ? Quel est-il avec son couteau et sa langue de serpent ?

 

— On m’appelle Mowgli, fut la réponse. Je suis de la Jungle. Les loups sont mon peuple, et Kaa ici présent est mon frère. Père des Cobras, qui es-tu ?

 

— Je suis le Gardien du Trésor du Roi. Kurrun Rajah bâtit la voûte au-dessus de ma tête, aux jours où ma peau était sombre encore, afin que j’enseigne la mort à ceux qui viendraient voler. Puis on descendit le trésor par un trou, et j’entendis les chants des brahmanes mes maîtres.

 

— Hem ! dit Mowgli en lui-même. J’ai déjà eu affaire à un brahmane dans le Clan des Hommes, et... je sais ce que je sais. Cela va mal tourner tout à l’heure.

 

— Cinq fois depuis ma garde la pierre a été levée, mais toujours pour en descendre davantage, et jamais pour rien retirer. Il n’y a pas de richesses comme ces richesses, trésors de cent rois. Mais il y a longtemps, bien longtemps, que la pierre a bougé pour la dernière fois, et je pense que ma ville oublie...

 

— Il n’y a pas de ville. Lève les yeux. Les racines des grands arbres, là-haut, éventrent les pierres. Arbres et hommes ne poussent pas ensemble, insista Kaa.

 

— Deux ou trois fois, des hommes ont trouvé leur chemin jusqu’ici, répondit férocement le Cobra Blanc ; mais ils ne disaient rien jusqu’à ce que j’arrivasse sur eux, tandis qu’ils tâtonnaient dans l’ombre, et alors ils ne criaient qu’un peu de temps. Mais vous, vous venez avec des mensonges, tous les deux, Homme et Serpent, et vous voudriez me faire croire que ma cité n’existe pas, et que ma garde est finie. Peu changent les hommes au cours des années. Et moi, je ne change jamais ! Jusqu’à ce que la pierre soit levée, et que les brahmanes descendent en chantant les chants que je connais, et me nourrissent de lait chaud, et me ramènent à la lumière, moi, moi, moi, et pas un autre, je reste le Gardien du Trésor du Roi ! La cité est morte, dites-vous, et voici les racines des arbres ? Baissez-vous alors, et prenez ce que vous voulez. La terre n’a pas de trésors comme ceux-ci. Homme à langue de serpent, si tu repasses vivant le chemin que tu as pris pour entrer ici, les Rois jusqu’au dernier seront tes esclaves !

 

— De nouveau la piste est perdue, dit froidement Mowgli. Quelque chacal aurait-il poussé son terrier si profond, et mordu ce grand Capuchon Blanc ? Il est fou sûrement. Père des Cobras, je ne vois ici rien à emporter.

 

— Par les Dieux du Soleil et de la Lune, la folie de la mort est sur ce garçon ! siffla le Cobra. Avant que tes yeux se ferment, je vais t’accorder cette faveur. Regarde, et vois ce qu’auparavant nul homme n’a jamais vu !

 

— Ils ont tort, dans la Jungle, ceux qui parlent à Mowgli de faveur, dit le garçon entre ses dents ; mais l’obscurité change tout, comme je le vois. Je regarderai, si cela peut te faire plaisir.

 

Du regard, en clignant les yeux, il fit le tour du caveau, puis ramassa sur le sol une poignée de quelque chose qui brillait.

 

— Oh ! oh ! dit-il, dans le Clan des Hommes ils aimaient à jouer avec quelque chose de pareil ; seulement, ceci est jaune, et l’autre chose était brune.

 

Il laissa retomber les pièces d’or, et fit quelques pas en avant. Le sol du caveau disparaissait sous quelque cinq ou six pieds de monnaies d’or et d’argent qui avaient jailli des sacs où on les avait primitivement enfermées. Au cours des siècles le métal avait fini par se tasser et s’agglomérer comme fait le sable à marée basse. Dessus, au milieu, ou bien en trouant la surface, comme des épaves bosselant la grève, se voyaient des howdahs à éléphants, en argent repoussé, incrustés de plaques en or martelé, enrichis d’escarboucles et de turquoises. Il y avait des litières et des palanquins pour transporter les reines, encadrés et cerclés d’argent et d’émaux, avec des bâtons à poignées de jade et des anneaux d’ambre pour les rideaux ; des chandeliers d’or à pendeloques d’émeraudes percées qui frissonnaient sur les branches des images de dieux oubliés, hautes de cinq pieds, en argent, avec des yeux de pierreries ; des cottes de mailles damasquinées d’or sur acier, frangées d’un semis de perles gâtées et noircies par le temps ; des casques à cimiers et à filets de rubis sang de pigeon, des boucliers de laque, d’écaille et de peau de rhinocéros, à bandes et à bosses d’or rouge, ornés d’émeraudes sur les bords ; des faisceaux d’épées, de dagues et de couteaux de chasse à poignées de diamant ; des vases et des cuillers d’or pour les sacrifices, et des autels portatifs d’une forme qui ne voit jamais la lumière du jour ; des coupes et des bracelets de jade ; des cassolettes, des peignes, des pots à parfums, pour le henné, pour le khôl, tous en or repoussé ; des anneaux de nez, des bracelets, des diadèmes, des bagues et des ceintures sans nombre ; des baudriers larges de sept doigts, en diamants et rubis taillés en pyramide ; des coffres à triple armature de fer, dont le bois tombé en poudre laissait voir, à l’intérieur des piles de saphirs étoilés, opales, œils-de-chat, saphirs ordinaires, diamants, émeraudes et grenats cabochons.

 

Le Cobra Blanc avait raison. Aucune somme n’aurait pu seulement commencer à payer la valeur de ce trésor, butin trié de siècles de guerre, de pillage, de commerce et d’impôts. Les monnaies seules, pierres précieuses mises à part, étaient sans prix, et le poids brut de l’or et de l’argent pouvait atteindre deux ou trois cents tonnes. Tout prince indigène dans l’Inde d’aujourd’hui, si pauvre qu’il soit, possède une réserve cachée qu’il grossit toujours ; et, bien qu’une fois, de loin en loin, il arrive à un prince éclairé d’expédier quarante ou cinquante chariots à bœufs chargés d’argent pour recevoir en échange des titres de rentes, la plupart d’entre eux gardent jalousement leur trésor et son secret.

 

Mais naturellement Mowgli ne comprenait pas ce que tout cela voulait dire. Les couteaux l’intéressaient un peu, mais ils n’étaient pas aussi bien en main que le sien, et il eut tôt fait de les laisser retomber. À la fin il découvrit un objet vraiment captivant, posé sur le fronton d’un howdah à demi enseveli dans les monnaies. C’était un ankus ou aiguillon à éléphant, de deux pieds de long, quelque chose comme une petite gaffe. Un rubis cabochon unique en formait le sommet, et sur une longueur de huit pouces, au-dessous, le manche était clouté de turquoises brutes dont le semis rapproché fournissait une prise des plus satisfaisantes. Au-dessous encore régnait un rebord de jade sur lequel courait une guirlande de fleurs, seulement les feuilles de ces fleurs étaient d’émeraude, et les corolles de rubis sertis à même la fraîche et verte pierre. Le manche se continuait par une tige de l’ivoire le plus pur, tandis que l’extrémité — la pointe et le croc — était d’acier avec des nielles d’or qui représentaient une chasse à l’éléphant. Les dessins attirèrent l’attention de Mowgli, qui s’aperçut de quelque rapport entre eux et son ami Hathi.

 

Le Cobra Blanc l’avait suivi de près.

 

— Tout cela ne vaut-il pas la peine de mourir pour le voir ? dit-il. Ne t’ai-je pas fait une grande faveur ?

 

— Je ne comprends pas, dit Mowgli. Ce sont choses dures et froides, et en aucune manière bonnes à manger. Ceci, cependant — il souleva l’ankus — je désire le prendre, afin de le voir au soleil. Tu dis que tout cela t’appartient. Veux-tu me le donner ? je t’apporterai des Grenouilles à manger.

 

Le Cobra Blanc frissonna tout entier d’une joie diabolique.

 

— Assurément, je te le donnerai, dit-il. Tout ce qui est ici, je te le donnerai... jusqu’à ce que tu t’en ailles.

 

— Mais je m’en vais maintenant. Il fait sombre et froid dans ce trou, et je voudrais emporter la chose à pointe d’épine dans la Jungle.

 

— Regarde à tes pieds ! Qu’est-ce que cela ?

 

Mowgli ramassa quelque chose de blanc et de poli.

 

— C’est l’os d’une tête d’homme, dit-il avec calme... En voici deux autres.

 

— Ils vinrent, il y a nombre d’années, pour emporter le Trésor. Je leur parlai dans l’ombre et ils ne bougèrent plus.

 

— Mais qu’ai-je besoin de ce qu’on appelle un trésor ? Si tu veux seulement me donner l’ankus à emporter, c’est une assez bonne chasse. Sinon, c’est bonne chasse tout de même. Je ne me bats pas avec le Peuple du Poison, et l’on m’a enseigné aussi le Maître-Mot de ta tribu.

 

— Il n’y a qu’un Maître-Mot ici. C’est le mien !

 

(A suivre…)

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Le second livre de la Jungle. 1894

Rudyard Kipling.

08:15 Publié dans Livres | Lien permanent | Commentaires (0)

15/02/2008

L'ankus du roi (1)

Les Quatre qui jamais n’ont été remplis depuis la première Rosée, on les nomme — Gueule de Jacala, gésier de Vautour, mains de Singe, Œil d’Homme.

Dicton de la Jungle.

 

 

Kaa, le gros Python de Rocher, venait de changer de peau pour la deux centième fois peut-être depuis sa naissance ; et, Mowgli, se rappelant toujours qu’il lui devait la vie, à la suite de certaine nuit blanche aux Grottes Froides, dont vous vous souvenez peut-être, accourut l’en féliciter.

 

Un serpent, après avoir changé de peau, reste toujours quinteux et démoralisé jusqu’à ce que la nouvelle peau commence à reluire et à prendre apparence.

 

Kaa ne plaisantait plus Mowgli maintenant, mais, avec tout le Peuple de la Jungle, il l’acceptait comme le Maître de la Jungle, et lui portait toutes les nouvelles qu’un python pouvait naturellement apprendre. Ce qu'ignorait Kaa de la Moyenne Jungle, comme on l’appelle, la vie qui court à ras de terre ou sous terre, la vie des cailloux, des terriers et des racines, on aurait pu l’écrire sur la plus petite de ses écailles.

 

Cet après-midi Mowgli, assis au milieu des grands anneaux de Kaa, maniait la vieille peau flasque et déchirée, qui gisait toute nouée et tordue parmi les rochers, telle que Kaa venait de la quitter. Kaa s’était courtoisement tassé sous les larges épaules nues de Mowgli, de sorte que le garçon reposait en réalité dans un fauteuil vivant.

 

— Jusqu’aux écailles des yeux, c’est parfait, murmura Mowgli, en jouant avec la vieille peau. Singulière chose de voir ainsi l’enveloppe de sa tête à ses propres pieds.

 

— Oui, mais je n’ai pas de pieds, dit Kaa ; et, à la mode des miens, je ne le trouve pas étrange. Est-ce que tu ne te sens jamais la peau vieille et rugueuse ?

 

— Alors, je vais me laver, Tête Plate ; mais, c’est vrai, dans les grandes chaleurs j’ai parfois désiré pouvoir ôter ma peau sans douleur, et courir ainsi allégé.

 

— Moi aussi je me lave, et de plus je change de peau. Quel air a mon nouvel habit ?

 

Mowgli passa sa main sur la marqueterie en losanges de l’immense échine :

 

— La Tortue a le dos plus dur, mais moins gai à l’œil, prononça-t-il. La Grenouille, qui porte mon nom, l’a plus gai, mais moins dur. C’est très beau à voir, on dirait des marbrures dans la cloche d’un lis.

 

— Il lui faut de l’eau. Une peau neuve ne prend jamais tout son lustre avant le premier bain. Allons nous baigner.

 

— Je vais te porter, dit Mowgli.

 

Et il se baissa, en riant, comme pour soulever le grand corps de Kaa par le milieu, juste à l’endroit où le cylindre offrait le plus d’épaisseur. C’était comme si un homme eût essayé de soulever un conduit à eau de deux pieds de diamètre ; et Kaa restait immobile, pouffant de gaieté silencieuse. Puis ils commencèrent leur habituelle partie du soir : l’Adolescent, dans la fleur de sa jeune force, et le Python, en la somptueuse nouveauté de sa parure, face à face pour un match de lutte, épreuve d’adresse et de vigueur. Sans doute Kaa eût pu broyer une douzaine de Mowgli, s’il s’était laissé aller ; mais il jouait avec précaution, et ne donnait pas le dixième de sa puissance. Dès que Mowgli avait eu la force de supporter quelques façons un peu rudes, Kaa lui avait enseigné ce jeu, qui assouplissait les membres du garçon comme nul autre. Parfois Mowgli, garrotté jusqu’au menton par les anneaux mobiles de Kaa, s’efforçait de dégager un bras pour saisir le serpent à la gorge. Alors Kaa cédait mollement, et Mowgli, d’un rapide mouvement des deux pieds, tâchait de paralyser la prise de l’énorme queue, tandis qu’elle cherchait en arrière, à tâtons, l’appui d’un rocher ou d’une souche. Ils oscillaient ainsi d’un côté et d’autre, tête contre tête, chacun épiant son moment jusqu’à ce que le beau groupe sculptural se fondît en un tourbillon de replis noirs et jaunes de jambes et de bras agités, pour se reformer et se défaire encore.

 

— Tiens ! Tiens ! Tiens ! disait Kaa, en faisant des feintes de tête, que la main preste de Mowgli n’arrivait point à parer. Vois ! Je te touche ici, Petit Frère ! Et là, et là ! As-tu les mains gourdes ? Et là encore !

 

Le jeu finissait toujours de la même manière, par un coup droit de bélier qui culbutait le garçon plusieurs fois sur lui-même. Jamais Mowgli ne put trouver une garde contre cette botte foudroyante, et, comme le disait Kaa, il ne valait pas la peine d’essayer.

 

— Bonne chasse ! grogna Kaa pour finir.

 

Et Mowgli, suivant l’habitude, fut lancé à une douzaine de mètres, suffoquant et riant. Il se releva, de l’herbe plein les doigts, et suivit Kaa vers la baignade favorite du sage python — mare profonde et noire comme l’encre, entourée de rochers, et qu’égayaient des moignons d’arbres sombres. Le garçon s’y glissa à la mode de la Jungle, sans un bruit, et plongea ; il reparut à l’autre bord, toujours sans bruit, et se retourna sur le dos, les bras derrière la tête, suivant des yeux la lune qui se levait au-dessus des rochers, et s’amusant, du bout des orteils, à en briser le reflet dans l’eau. La tête taillée en diamant de Kaa fendit la mare comme un rasoir, et vint se poser sur l’épaule de Mowgli. Ils restèrent immobiles ainsi, voluptueusement pénétrés par la fraîcheur de l’eau.

 

— C’est très, très bon ! dit enfin Mowgli d’une voix nonchalante. Éh bien ! à cette même heure, dans le Clan des Hommes, si je me rappelle bien, ils s’étendaient sur des morceaux de bois durs, dans des trappes de boue, et, après s’être soigneusement barricadés contre l’air pur, tiraient une étoffe sale pardessus leurs lourdes têtes, et chantaient de vilaines chansons par le nez. Il fait meilleur dans la Jungle.

 

Un cobra pressé descendit le long d’un rocher, but, leur souhaita « Bonne chasse ! », et disparut.

 

— Sssh ! dit Kaa, comme si quelque chose lui revenait à l’esprit. Ainsi la Jungle te donne tout ce que tu as jamais désiré, Petit Frère ?

 

— Pas tout, dit Mowgli en riant ; ou il y aurait un autre Shere Khan aussi gros à tuer une fois par lune. Maintenant, je pourrais tuer avec mes propres mains, sans l’aide de buffles. Et puis aussi j’ai souhaité voir briller le soleil au milieu des Pluies, et les Pluies cacher le soleil au fort de l’été ; et je ne me suis jamais levé le ventre vide, sans désirer avoir tué une chèvre ; et je n’ai jamais tué une chèvre sans désirer que ce fût un daim, ni un daim sans désirer que ce fût un nilghai. Mais c’est ainsi que nous sentons tous.

 

— Tu n’as pas d’autre désir ? demanda le grand serpent.

 

— Que puis-je désirer de plus ? J’ai la Jungle, et la Faveur de la Jungle ! Y a-t-il quelque chose de plus entre l’aurore et le couchant ?

 

— Pourtant le Cobra disait... commença Kaa.

 

— Quel Cobra ? Celui qui vient de filer n’a rien dit. Il était en chasse.

 

— C’est un autre.

 

— As-tu donc beaucoup de rapports avec le Peuple du Poison ? Pour moi je leur laisse leur chemin. Ils portent la mort dans leur dent de devant, et cela n’est pas juste... car ils sont si petits. Mais quel est ce capuchon avec qui tu as causé ?

 

Kaa se mit à rouler lentement dans l’eau, comme un steamer pris par le travers.

 

— Il y a trois ou quatre lunes, dit-il, je chassais aux Grottes Froides, un endroit que peut-être tu n’as pas oublié. Et ce que je chassais s’enfuit en criant, au-delà des citernes, jusqu’à cette maison dont j’enfonçai jadis un mur à cause de toi, et disparut sous terre.

 

— Mais les gens des Grottes Froides ne logent pas dans des terriers.

 

Mowgli savait que Kaa parlait du Peuple Singe.

 

— Celui-là ne logeait pas, mais cherchait à se loger, repartit Kaa avec un petit frisson de la langue. Il entra dans un terrier qui menait très loin. Je le suivis, puis, ayant tué, je dormis. Lorsque je m’éveillai je m’avançai encore.

 

— Sous terre ?

 

— Tu l’as dit. Je tombai enfin sur un Capuchon Blanc (un Cobra Blanc), qui me parla de choses au-delà de mon entendement, et m’en montra beaucoup que je n’avais jamais vues.

 

— Un nouveau gibier ? Était-ce de bonne chasse ?

 

— Ce n’était pas du gibier, et je m’y serais cassé toutes les dents ; mais le Capuchon Blanc me dit qu’un homme — il parlait comme s’il connaissait l’espèce — qu’un homme eût donné le sang chaud de ses veines pour la seule contemplation de ces choses.

 

— Nous irons voir, dit Mowgli. Je me souviens maintenant d’avoir été un homme.

 

— Doucement, doucement. Trop de hâte a perdu le Serpent Jaune qui voulait manger le Soleil. Nous causâmes donc sous terre, et je parlai de toi, en te désignant comme un homme. Le Capuchon Blanc (il est, en vérité, aussi vieux que la Jungle) dit : « Il y a longtemps que je n’ai vu un homme. Qu’il vienne, et il verra toutes ces choses pour la moindre desquelles beaucoup d’hommes donneraient leur vie. »

 

— Cela ne peut être qu’un nouveau gibier. Et cependant le Peuple du Poison ne nous le dit pas, lorsqu’il y a du gibier sur pied. Ce sont gens peu serviables.

 

— Ce n’est pas du gibier, te dis-je. C’est... c’est... je ne peux te dire ce que c’est.

 

— Nous irons. Je n’ai jamais vu de Capuchon Blanc, et j’ai envie de voir les autres choses. Est-ce qu’il les a tuées ?

 

— Ce sont toutes des choses mortes. Il prétend qu’il est leur gardien à toutes.

 

— Ah ! comme un loup se tient sur la chair qu’il a portée à son gîte. Allons-y.

 

 

(A suivre…)

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Le Second Livre de la Jungle. 1894

Rudyard Kipling.

 

 

 

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17/12/2007

Où doit s’arrêter la vérité ?

Ce matin, je cherchais un livre à lire pour cette fin d’année.

Je tombe en arrêt devant « Le livre des passeurs » de Armand et Eliette Abécassis (Ed. Robert Laffont).

Ce livre est un recueil de textes qui balaye 3000 ans de littérature juive.

Je l’ai feuilleté, vérifiant qu’il m’était accessible.

J’y ai retrouvé des noms connus et amis : Maimonide, Georges Perec, Albert Cohen…

Je me suis dit qu’au pire je pourrais passer les passages « kabbalistiques » pour le non-juif, athée qui plus est, que je suis.

Je trouve le texte de Maimonide superbe. Il s’agit d’une parabole qui classe les hommes en six différentes catégories selon leur niveau de croyance en Dieu.

Cette parabole m'a semblé pertinente, bien qu’elle me classe en dessous des hommes, et juste au dessus du singe (les athées n’avaient pas bonne presse à l’époque…). En effet, on peut la généraliser en remplaçant « Dieu » par la « vérité », la « science », ou encore plein d’autres concepts auxquels je n’ai pas pensé.

 

Je me suis dit, « Tiens, je vais en faire profiter les lecteurs de Grange Blanche ».

Mais le texte est assez long et j’avais la flemme de le taper.

Je l’ai donc cherché, et finalement trouvé sur « Gallica ».

Une copie d’écran, et le tour est joué !

Je relis le texte, et surprise, j’y trouve des passages omis par les auteurs du «Livre des passeurs ». D’où les quelques (…) présents dans la citation.

Ces passages sont « problématiques » dans le sens ou Maimonide place dans le groupe situé entre les singes et les humains (le mien !) les « nègres » et les « turcs » qui sont à considérer comme des « animaux irraisonnables ». Un peu plus loin, il n’hésite pas à tolérer le meurtre de ceux qui s’éloignent de Dieu.

Dans le contexte actuel, j’imagine bien pourquoi les auteurs ont supprimé ces passages.

D’ailleurs, si vous cherchez dans Google la référence de ce passage, vous allez tomber sur quelques sites nauséabonds qui justifient par ce passage telle ou telle haine séculaire, et donc la même haine en retour.

 

J’imagine, mais ne comprends pas.

Tronquer ce texte est à mon avis une forme de négation de la vérité.

Maimonide a écrit ce texte au XIIème siècle, il y a près de 850 ans. Comment comparer sa pensée avec la notre ?

Je n’ai pas les connaissances pour le faire, mais je sens instinctivement que l’on ne peut pas juger et simplement censurer Maimonide, qui a écrit par ailleurs des textes admirables, à l’aune de nos esprits d’hommes du XXIème siècle.

La science et la raison ont depuis cette époque balayé bon nombre de préjugés. Toutefois, l’obscurantisme est encore bien loin d’être totalement vaincu. L’actualité en donne de tristes illustrations quotidiennement.

J’imagine que les auteurs n’ont pas voulu mettre de l’huile sur le feu, ne pas prêter le flanc, peut-être même, ont-ils voulu épargner Maimonide ?

Mais au lieu de tronquer, de mentir, n’auraient-ils pas pu expliquer, argumenter, mettre en perspective ? Pourquoi ne pas avoir choisi un autre texte?

 

Ce qu’il a écrit est abominable, mais il l’a écrit ; cela on ne peut pas le nier.

Ce qu’il a écrit est abominable, mais le nier est presque pire, car c’est avouer que l’on ne peut pas lutter de façon honorable et éclairée contre l’obscurantisme, l’intolérance, la haine, la bêtise, le racisme et l’antisémitisme. Notre société est-elle à un tel point qu’il nous faut utiliser les armes de ceux qui les prônent ?

 

Je crois malheureusement que c’est le cas. Les auteurs ne sont pas à blamer. Ils ne sont que le reflet de notre société, mais rien ne leur interdisait de se démarquer.

Que pensera t'on de notre société dans 850 ans ?

 

 

J’ai reproduit ci-dessous le texte intégral de la parabole de Maimonide qui fait partie du "Guide des égarés" (livre III, chap. LI), traduction S. Munk (Edition 1856-1866) qui est disponible sur Gallica :

 

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16:50 Publié dans Livres | Lien permanent | Commentaires (13)