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22/03/2005

Le Corse.

medium_corse.jpgMon troisième Chef de Service était corse.

N’imaginez pas les fromages explosifs, ni les vendetta héréditaires, ni enfin les siestes nycthémérales heureusement entrecoupées par des sommeils réparateurs.
N’imaginez pas non plus un accent à couper au couteau, mais une intonation plus subtile, accentuée lors des menaces.
Imaginez un élu du peuple, avec un pouvoir politique conséquent, ou cela revient au même, qui le fait croire.
Imaginez un pouvoir universitaire et médical tels qu’ils pouvaient exister avant la technocratie actuelle.
Imaginez une ville du Sud, ou les réseaux, et clans règnent en maîtres, ou la Règle n’existe que pour savoir par où la contourner.

Il a connu l’époque bénie ou son pouvoir n’avait pas de limites, un claquement de doigt faisait apparaître un agrégé de chirurgie digestive ou de radiologie, maugréant pour la forme, mais présent et obéissant.
La rédemption d’un service obtenu est toujours longue à obtenir.
Comme tout chef se respectant, il choisissait une favorite, et la propulsait dans l’échelle sociale : école des cadres, BMW Z3, fourrures…
Evidemment la favorite en titre, et ses devancières assuraient un service de renseignement efficace sur tout ce qui se passait dans le service, encore un instrument de pouvoir.

Un couple d’amis industriels corses (ça existe !!) désire passer quelques jours en ville pour les soldes de janvier, et quelques soirées au Casino (pas le supermarché !). Pas de problème, leur chambre double est réservée de telle date à telle date. Certes, ils avaient des pathologies de la vieillesse. Mais pas de quoi passer 8 jours à l’Hôpital à 1000-1100 euros la journée. Les aides soignantes gardaient la clef de leur chambre dans leurs poches, jusqu’à leur retour nocturne et tardif, après une virée au Casino (petite gourmandise de Madame).
J’ai fait leur entrée un jour. Que mettre comme motif d’admission ? J’ai fait comme les générations d’internes qui m’ont précédé, et j’ai marqué la phrase rituelle sur le dossier médical : « Admission pour bilan de santé ».

Une amie (non corse) a un festival de Jazz dans un mois.
Pas de problème, sa chambre seule est déjà réservée.
« Tu réserve la chambre, Lawrence ».
« Ce sera fait, Monsieur ».

Son ex-femme a une migraine ?
Il fait ouvrir une unité de soins intensifs cardiologiques, qui était fermée pour une partie de l'été. Evidemment, scanner cérébral dans la minute.

Un protocole de recherche clinique très juteux (7500 euros par patient), pas de problème non plus, les indications sont élargies, et les contre-indications pudiquement passées sous silence.

Il prépare sa retraite dans le privé en envoyant tous les patients du service en convalescence dans une certaine maison de rééducation (même si le patient habite à l’opposé de la ville), et à son départ, il emporte tous les dossiers médicaux de sa consultation privée.

Un jour, convoqué dans son bureau (moment toujours un peu anxiogène), j’assiste à une scène qui restera gravée dans ma mémoire.
Un patient, chemise Boss à rayures bleues grande ouverte, est penché au dessus du bureau professoral. Et le Professeur l’ausculte de sa place, penché lui aussi au dessus de son sous-main, les oreillettes de son stéthoscope au niveau des apophyses mastoïdes : « Rentre ! ».
Quel bel édifice symétrique ! Pour ça, le client (non plus un patient) payera 107euros, et reviendra le mois d’après, pour un « contrôle ».

Ses patients, si fiers de se faire suivre par lui, ne sont pour lui qu’objets de mépris, sauf si ils sont détenteurs d’une parcelle de pouvoir qu’il pourra utiliser (avocats, syndicalistes…).

Il déboulait les samedis et dimanches dans le service, suant et sifflant (BPCO post tabagique avancée), pour faire la visite devant la liste des patients affichée au mur.
Attention alors, si on ne répondait pas à une de ses questions, il tournait rouge pivoine et explosait de rage, en hurlant des insultes que je n’ai jamais entendues ailleurs :
« Tu es con à bouffer des bites par paquets de douze ».
« Appelle Untel [un agrégé de chirurgie digestive], et dis lui : mes couilles».


Malgré tout, je l’ai choisi comme membre de mon jury de thèse, et je pense à lui avec un brin de tendresse (pourtant, jamais je ne voudrais revivre cette époque, avec du recul, je ne le supporterai pas), car il est un des derniers dinosaures d’une époque (heureusement) révolue, celle de la toute puissance.
C’était une crapule, mais tellement caricaturale, qu’elle en devenait attachante.

Sa fin de carrière n’est pas très heureuse à ce que l’on m’a dit.
Il est cantonné dans un bureau dans une grande clinique privée, dont il ne fait plus trembler les murs. Il doit continuer à suivre tous ses vieux patients, ressassant leur gloire respective perdue. Ah, naufrage de la vieillesse…
Sa principale collaboratrice est une ASH, sa dernière Mme de Maintenon, qui le critique dans son dos, rédige et signe ses ordonnances, et doit lui faire une gâterie entre deux patients.
De plus en plus rarement.

La fin d’un règne.

15:50 Publié dans Médecine | Lien permanent | Commentaires (0)