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09/02/2005
Vulnerant omnes, ultima necat.
La mort est omniprésente en médecine, singuliérement en cardiologie ou elle frappe comme l'éclair ("la mort subite"), ou elle envahit le corps et l'esprit à petit feu (les insuffisances cardiaques terminales).
J'ai assisté aux deux, des centaines de fois.
J'ai acquis avec le temps une capacité d'abstraction, qui permet de me protéger contre de telles épreuves (comme beaucoup de médecins). La difficulté est de pas tomber de Charybde en Sylla, entre l'indifférence voire le cynisme, et l'hypersensibilité.
Chaque situation est différente, il est impossible de se donner une ligne de conduite claire.
Une constante, peut-être (en tout cas pour moi), liée à la législation actuelle et à la préservation des familles: ne jamais parler d'euthanasie, ne jamais demander ce que la famille souhaite que l'on fasse.
Primo car cette pratique est toujours illégale.
Je ne sais même pas si il faudrait la légaliser, "institutionnaliser" une situation toujours extrême, et toujours différente. Comment enfermer dans une loi une situation aussi protéiforme, et aussi "fondamentale"?
L'hypocrisie qui règne dans mon milieu me choquait, on ne parle jamais de ce sujet, tout est fait en catimini (ou parfois, pire, rien n'est fait...). En vieillissant, je trouve moins choquant ce voile pudique, à condition que chacun assume de prendre une décision, quand elle est nécessaire.
Secundo, car on ne peut pas se défaire systématiquement d'un tel fardeau en laissant prendre la décision à une famille souvent désespérée, et privée de tout repère médical. Je n'infantilise pas les proches, mais j'espère leur éviter de prendre une décision qu'ils pourraient regretter plus tard. Enfin, certaines situations cliniques sont si complexes et d'issue si incertaine, que même un médecin chevronné peut être désemparé.
Heureusement que la question d'une euthanasie ne s'est, pour l'instant, que rarement posée à ma conscience.
En fait, une fois seulement de manière aiguë.
J'étais de garde un soir, et une infirmière m'appelle du service d'ORL: un de ses patients s'étouffe, et elle pense que c'est cardiaque.
Sur place, je vois qu'il n'a rien de cardiaque.
Ce patient de 70-75 ans avait un cancer du larynx qui envahissait peut-être la trachée. Pour le savoir, on lui avait fait avaler de la baryte pour observer son trajet sous scopie. Il y avait en effet une fistule...
Peu de temps après son retour dans le service, il s'étouffait.
Sa femme, du même âge dormait dans un lit de camp dans sa chambre. Evidemment elle était affolée, et suppliait de lui dire qu'il allait s'en tirer.
Pronostic terrible à court terme, mort horrible par étouffement, cul de sac d'une éventuelle ventilation mécanique, femme aimante et désespérée.
Que faire....
Je l'ai récupéré en cardio, et j'ai expliqué à sa femme que c'était la fin.
Après avoir parlé aux infirmières, et demandé leur avis, j'ai préparé une perfusion que je lui ai installée (je ne voulais pas qu'elles le fasse).
Il s'est arrêté de respirer quelques minutes après, dans les bras de sa femme.
Le plus difficile n'est pas de prendre la décision, mais de la prendre seul, d'ou l'importance d'en parler avec une équipe infirmière en qui l'on a confiance (et vice versa).
J'ai passé un mauvais moment car techniquement, et dans l'absolu, j'ai tué ce patient.
Ce qui est la pire des chose pour un être humain, est encore au delà pour un médecin.
Mais je pense que ce patient, que je n'ai jamais connu, méritait, comme nous tous, une mort humaine et digne.
Le plus difficile est toujours pour ceux qui restent.
23:00 Publié dans Médecine | Lien permanent | Commentaires (4)
Commentaires
Je découvre ton blog... et cette note qui me touche plus particulièrement. J'ai poussé une fois une seringue de morphine, mon premier stage d'interne, en medecine interne. Je pense qu'elle était déjà morte, je tenais sa main, ses filles de l'autre côté s'effondraient... elles avaient l'impression qu'elle souffrait encore... je ne pensais pas, mais elles avaient besoin de ce geste. Alice était sortie de son coma pour leur dire au revoir, dans un dernier râle... et puis cette pause, qui se prolonge, ce coeur qui bat mais sans pouls déjà.
C'est fini.
Difficile de s'y résoudre, quelque chose en moi attend que ça reparte. Mais non, Alice est morte, à 62 ans, d'un fécalome lié à l'envahissement de son adenoK. En quatre jours.
Reste ses filles, en larmes, qui me remercient, et moi, qui ne peut retenir mes larmes.
Et les autres medecins du service, ensuite, qui n'auront pas une phrase pour me demander comment j'encaisse...
Écrit par : shayalone | 11/02/2005
La solitude est terrible dans ces moments.
Mais peut-être pas aussi terrible que celle des patients, qui meurent presque toujours seuls.
Alice a eu beaucoup de chance que tu lui tiennes la main, et beaucoup de chance d'avoir ses filles à ses côtés.
Écrit par : Lawrence | 11/02/2005
Dans le cadre d'une activité d'écoutante, j'ai eu à accompagner un suicide. Une personne qui ne voulait pas mourir seule et qui m'a demandé de rester avec elle jusqu'au bout ... ça été un vrai coup de tonerre pour moi ... la Terre est sortie de son axe et je suis restée sonnée durant deux jours ... ça change complétement la façon dont on regarde les autres ensuite ... durant quelque temps... puis la vie reprend son cours ...
Écrit par : riondel | 22/02/2005
En effet, ta démarche a été même probablement plus difficile que la notre.
Nous apprenons à faire abstraction du corps humain, et des sentiments qui nous habitent, avec le temps et la pratique médicale.
La mort et la souffrance font partie de nos vies, nous y sommes tous confrontés un jour ou l'autre. Même si ils sont imparfaits, chaque praticien développe des mécanismes de défense, qui rendent ces situations "vivables".
Mais, moi aussi, j'ai mal dormi pendant quelques nuits.
Puis la vie a repris ses droits, jusqu'au prochain...
Écrit par : Lawrence | 22/02/2005
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