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25/01/2007
Le désastre de Cannes (3/3)
Les deux épisodes précédents sont ici (1) et ici (2).
Laissons Tite-Live donner la mesure du désastre :
« Le lendemain, dès qu'il fait jour, les Carthaginois se mettent à ramasser les dépouilles, et à contempler le carnage, affreux même pour des ennemis. Là gisaient des milliers de Romains, fantassins et cavaliers, pêle-mêle, comme le hasard pendant le combat les avait réunis, ou pendant la fuite. Certains, se levant du milieu des cadavres, sanglants, réveillés par le froid du matin qui pinçait leurs plaies, furent tués par les ennemis; certains, même parmi les gisants, furent trouvés vivants, les cuisses ou les jarrets coupés, et ils mettaient à nu leur cou et leur gorge, en demandant qu'on répandît ce qui leur restait de sang; on en trouva certains la tête enfouie dans la terre creusée, et l'on voyait bien qu'ils s'étaient fait eux-mêmes ces trous, et qu'en se couvrant le visage de terre amoncelée, ils s'étaient étouffés. Ce qui attira le plus tous les regards, ce fut un Numide que, de dessous un Romain mort, on retira vivant, mais le nez et les oreilles déchirés, le Romain, dont les mains ne pouvaient plus tenir une arme, mais dont la colère tournait à la rage, ayant lacéré de ses dents son adversaire en expirant. »
Le nombre des survivants romains varie selon les sources de 14.000 à 35.000 hommes (sur 80-90.000). Par ailleurs 3000 à 4500 furent faits prisonniers (notamment parmi l’armée de réserve de 10.000 hommes).
Un consul en exercice (Aemilius Paulus), 2 anciens consuls (ceux de l’année précédente), 2 questeurs, 29 des 48 tribuns militaires et 80 sénateurs furent tués (sur 300). On estime que 25-30% des membres du gouvernement de la République furent tués ce jour là. Hannibal va faire récupérer sur les cadavres romains un peu plus de deux cents anneaux en or (l’anneau d’or est alors le signe distinctif et exclusif de l’appartenance à une famille patricienne), qu’il enverra au Sénat carthaginois en signe de victoire totale.
Les survivants ne sont pas accueillis en héros, loin de là. On exile en Sicile certaines unités taxées de couardise et les commentateurs ultérieurs (Polybe et Tite-Live) vont s’ingénier à faire porter l’ensemble de la responsabilité de ce désastre au consul survivant, Terentius Varro.
Toutefois, un jeune officier survivant, un certain Publius Cornelius Scipio, va en réchapper et apprendre la leçon. C’est lui qui écrasera définitivement le même Hannibal 14 ans plus tard à Zama (actuelle Tunisie), ce qui lui vaudra le surnom bien plus connu de « Scipion l’Africain ».
Pour donner une idée de la situation dramatique de Rome au lendemain de cette journée, il faut savoir qu’en trois batailles (La Trébie, Lac Trasimène et bien sûr Cannes), Hannibal a décimé près de un cinquième des citoyens romains de plus de 17 ans.
Les carthaginois perdirent 17.000 hommes, principalement des ibères et des gaulois. Mais comme on l’a vu, Hannibal les avait en quelque sorte « prédestinés » à ce sort. Ce cynisme lui sera toujours reproché par la suite.
Rome est donc à genoux, et Hannibal n’a qu’à porter le coup de grâce. Pourtant il ne le fera jamais.
Personne ne sait vraiment pourquoi il n’a pas poussé son avantage.
Tite-Live n’imagine pas une raison autre que divine :
« Alors que tous les chefs carthaginois, entourant Hannibal victorieux, le félicitaient, et lui conseillaient, après avoir terminé une guerre si importante, de prendre, pendant le reste du jour et la nuit suivante, du repos pour lui-même et d'en donner à ses soldats fatigués, Maharbal, commandant de la cavalerie, pensant qu'il ne fallait pas tarder un instant, lui dit: "Ah! sache plutôt ce que te vaut cette bataille! Dans quatre jours, vainqueur, tu dîneras au Capitole. Suis-moi; avec les cavaliers, de façon qu'on apprenne mon arrivée avant de la savoir prochaine, je te précéderai.". Hannibal trouva ce dessein trop beau et trop grand pour pouvoir l'adopter aussitôt. Aussi dit-il à Maharbal qu'il louait son intention, mais qu'il fallait du temps pour peser son conseil. Alors Maharbal: "Les dieux - ce n'est pas étonnant - n'ont pas tout donné au même homme; tu sais vaincre, Hannibal; tu ne sais pas profiter de la victoire." On croit bien que ce retard d'un jour sauva Rome et l'empire. »
Soixante-dix ans plus tard, à l’issue de la troisième et dernière guerre punique (Cannes et Zama sont des batailles de la seconde guerre punique), les romains se souviennent encore probablement (notamment grâce à Caton, ses figues et son "Delenda est Carthago!") de l’humiliation de Cannes. Ils rasent alors Carthage qui n'est alors plus que l'ombre d'elle-même, asservissent ou massacrent sa population dans ce qui est pour certains le premier génocide de l’histoire.
Sources et crédits :
- Wikipedia.
- Tite-Live.
- Alain Alexandra du SHAA (je vous disais bien que cette bataille était « actuelle »: l'Armée de l'Air l'étudie toujours!).
- Polybe.
- przemek_z (je ne le connais pas, mais c’est lui qui a eu l’idée géniale de superposer une vieille carte de la bataille avec une carte « Google Earth »).
- Ma vieille prof de Latin (pas de connection!).
- Histoire Romaine (Tome 1 Des origines à Auguste) de François Hinard. Editions Fayard (un chef d'oeuvre, pour l'instant sans suite...).
22:45 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (3)
Commentaires
Rome a maintes fois été au bord du gouffre, même lorsque ses frontières se trouvaient à des milliers de kilomètres d'elle.
J'aime son histoire, ses rebondissements, ses sursauts de gloire et d'espoir, d'un peuple qui cessa, comme bien d'autres avant d'y croire ou de penser à le faire, malgré lui car bien d'autres ont oublié de le faire avant.
Les romains eux...je serais de dire comme Les Français, ont, même submergés, pu rester dignes. Les victoires suivant le désastre Cannes en sont la preuve.
Merci Lawrence pour ces notes qui a cette heure, me laisse encore rêver à une autre époque.
Écrit par : Serillo | 26/01/2007
Bonjour,
Ravi de voir que cette conférence sur la bataille de Cannes, donnée il y a quelques années au Centre d'étude histoire de la défense, a été lue... et semble-t-il appréciée. C'est toujours agréable.
Par contre, bien que travaillant à l'époque au Service historique de l'armée de l'air, ce n'est pas à ce titre que j'avais fait cette communication, mais à titre personnel.
Écrit par : Alain Alexandra | 25/05/2007
> Alain Alexandra
Ravi de lire votre commentaire.
J'ai beaucoup aimé votre texte, et je m'en suis largement inspiré.
Grace à Google, j'ai remarqué que vous vous intéressiez aux batailles (plus ou moins) anciennes.
Si ce n'est pas trop indiscret, quel est votre travail: historien, militaire ou autre?
Écrit par : lawrence | 25/05/2007
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