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15/02/2008

L'ankus du roi (1)

Les Quatre qui jamais n’ont été remplis depuis la première Rosée, on les nomme — Gueule de Jacala, gésier de Vautour, mains de Singe, Œil d’Homme.

Dicton de la Jungle.

 

 

Kaa, le gros Python de Rocher, venait de changer de peau pour la deux centième fois peut-être depuis sa naissance ; et, Mowgli, se rappelant toujours qu’il lui devait la vie, à la suite de certaine nuit blanche aux Grottes Froides, dont vous vous souvenez peut-être, accourut l’en féliciter.

 

Un serpent, après avoir changé de peau, reste toujours quinteux et démoralisé jusqu’à ce que la nouvelle peau commence à reluire et à prendre apparence.

 

Kaa ne plaisantait plus Mowgli maintenant, mais, avec tout le Peuple de la Jungle, il l’acceptait comme le Maître de la Jungle, et lui portait toutes les nouvelles qu’un python pouvait naturellement apprendre. Ce qu'ignorait Kaa de la Moyenne Jungle, comme on l’appelle, la vie qui court à ras de terre ou sous terre, la vie des cailloux, des terriers et des racines, on aurait pu l’écrire sur la plus petite de ses écailles.

 

Cet après-midi Mowgli, assis au milieu des grands anneaux de Kaa, maniait la vieille peau flasque et déchirée, qui gisait toute nouée et tordue parmi les rochers, telle que Kaa venait de la quitter. Kaa s’était courtoisement tassé sous les larges épaules nues de Mowgli, de sorte que le garçon reposait en réalité dans un fauteuil vivant.

 

— Jusqu’aux écailles des yeux, c’est parfait, murmura Mowgli, en jouant avec la vieille peau. Singulière chose de voir ainsi l’enveloppe de sa tête à ses propres pieds.

 

— Oui, mais je n’ai pas de pieds, dit Kaa ; et, à la mode des miens, je ne le trouve pas étrange. Est-ce que tu ne te sens jamais la peau vieille et rugueuse ?

 

— Alors, je vais me laver, Tête Plate ; mais, c’est vrai, dans les grandes chaleurs j’ai parfois désiré pouvoir ôter ma peau sans douleur, et courir ainsi allégé.

 

— Moi aussi je me lave, et de plus je change de peau. Quel air a mon nouvel habit ?

 

Mowgli passa sa main sur la marqueterie en losanges de l’immense échine :

 

— La Tortue a le dos plus dur, mais moins gai à l’œil, prononça-t-il. La Grenouille, qui porte mon nom, l’a plus gai, mais moins dur. C’est très beau à voir, on dirait des marbrures dans la cloche d’un lis.

 

— Il lui faut de l’eau. Une peau neuve ne prend jamais tout son lustre avant le premier bain. Allons nous baigner.

 

— Je vais te porter, dit Mowgli.

 

Et il se baissa, en riant, comme pour soulever le grand corps de Kaa par le milieu, juste à l’endroit où le cylindre offrait le plus d’épaisseur. C’était comme si un homme eût essayé de soulever un conduit à eau de deux pieds de diamètre ; et Kaa restait immobile, pouffant de gaieté silencieuse. Puis ils commencèrent leur habituelle partie du soir : l’Adolescent, dans la fleur de sa jeune force, et le Python, en la somptueuse nouveauté de sa parure, face à face pour un match de lutte, épreuve d’adresse et de vigueur. Sans doute Kaa eût pu broyer une douzaine de Mowgli, s’il s’était laissé aller ; mais il jouait avec précaution, et ne donnait pas le dixième de sa puissance. Dès que Mowgli avait eu la force de supporter quelques façons un peu rudes, Kaa lui avait enseigné ce jeu, qui assouplissait les membres du garçon comme nul autre. Parfois Mowgli, garrotté jusqu’au menton par les anneaux mobiles de Kaa, s’efforçait de dégager un bras pour saisir le serpent à la gorge. Alors Kaa cédait mollement, et Mowgli, d’un rapide mouvement des deux pieds, tâchait de paralyser la prise de l’énorme queue, tandis qu’elle cherchait en arrière, à tâtons, l’appui d’un rocher ou d’une souche. Ils oscillaient ainsi d’un côté et d’autre, tête contre tête, chacun épiant son moment jusqu’à ce que le beau groupe sculptural se fondît en un tourbillon de replis noirs et jaunes de jambes et de bras agités, pour se reformer et se défaire encore.

 

— Tiens ! Tiens ! Tiens ! disait Kaa, en faisant des feintes de tête, que la main preste de Mowgli n’arrivait point à parer. Vois ! Je te touche ici, Petit Frère ! Et là, et là ! As-tu les mains gourdes ? Et là encore !

 

Le jeu finissait toujours de la même manière, par un coup droit de bélier qui culbutait le garçon plusieurs fois sur lui-même. Jamais Mowgli ne put trouver une garde contre cette botte foudroyante, et, comme le disait Kaa, il ne valait pas la peine d’essayer.

 

— Bonne chasse ! grogna Kaa pour finir.

 

Et Mowgli, suivant l’habitude, fut lancé à une douzaine de mètres, suffoquant et riant. Il se releva, de l’herbe plein les doigts, et suivit Kaa vers la baignade favorite du sage python — mare profonde et noire comme l’encre, entourée de rochers, et qu’égayaient des moignons d’arbres sombres. Le garçon s’y glissa à la mode de la Jungle, sans un bruit, et plongea ; il reparut à l’autre bord, toujours sans bruit, et se retourna sur le dos, les bras derrière la tête, suivant des yeux la lune qui se levait au-dessus des rochers, et s’amusant, du bout des orteils, à en briser le reflet dans l’eau. La tête taillée en diamant de Kaa fendit la mare comme un rasoir, et vint se poser sur l’épaule de Mowgli. Ils restèrent immobiles ainsi, voluptueusement pénétrés par la fraîcheur de l’eau.

 

— C’est très, très bon ! dit enfin Mowgli d’une voix nonchalante. Éh bien ! à cette même heure, dans le Clan des Hommes, si je me rappelle bien, ils s’étendaient sur des morceaux de bois durs, dans des trappes de boue, et, après s’être soigneusement barricadés contre l’air pur, tiraient une étoffe sale pardessus leurs lourdes têtes, et chantaient de vilaines chansons par le nez. Il fait meilleur dans la Jungle.

 

Un cobra pressé descendit le long d’un rocher, but, leur souhaita « Bonne chasse ! », et disparut.

 

— Sssh ! dit Kaa, comme si quelque chose lui revenait à l’esprit. Ainsi la Jungle te donne tout ce que tu as jamais désiré, Petit Frère ?

 

— Pas tout, dit Mowgli en riant ; ou il y aurait un autre Shere Khan aussi gros à tuer une fois par lune. Maintenant, je pourrais tuer avec mes propres mains, sans l’aide de buffles. Et puis aussi j’ai souhaité voir briller le soleil au milieu des Pluies, et les Pluies cacher le soleil au fort de l’été ; et je ne me suis jamais levé le ventre vide, sans désirer avoir tué une chèvre ; et je n’ai jamais tué une chèvre sans désirer que ce fût un daim, ni un daim sans désirer que ce fût un nilghai. Mais c’est ainsi que nous sentons tous.

 

— Tu n’as pas d’autre désir ? demanda le grand serpent.

 

— Que puis-je désirer de plus ? J’ai la Jungle, et la Faveur de la Jungle ! Y a-t-il quelque chose de plus entre l’aurore et le couchant ?

 

— Pourtant le Cobra disait... commença Kaa.

 

— Quel Cobra ? Celui qui vient de filer n’a rien dit. Il était en chasse.

 

— C’est un autre.

 

— As-tu donc beaucoup de rapports avec le Peuple du Poison ? Pour moi je leur laisse leur chemin. Ils portent la mort dans leur dent de devant, et cela n’est pas juste... car ils sont si petits. Mais quel est ce capuchon avec qui tu as causé ?

 

Kaa se mit à rouler lentement dans l’eau, comme un steamer pris par le travers.

 

— Il y a trois ou quatre lunes, dit-il, je chassais aux Grottes Froides, un endroit que peut-être tu n’as pas oublié. Et ce que je chassais s’enfuit en criant, au-delà des citernes, jusqu’à cette maison dont j’enfonçai jadis un mur à cause de toi, et disparut sous terre.

 

— Mais les gens des Grottes Froides ne logent pas dans des terriers.

 

Mowgli savait que Kaa parlait du Peuple Singe.

 

— Celui-là ne logeait pas, mais cherchait à se loger, repartit Kaa avec un petit frisson de la langue. Il entra dans un terrier qui menait très loin. Je le suivis, puis, ayant tué, je dormis. Lorsque je m’éveillai je m’avançai encore.

 

— Sous terre ?

 

— Tu l’as dit. Je tombai enfin sur un Capuchon Blanc (un Cobra Blanc), qui me parla de choses au-delà de mon entendement, et m’en montra beaucoup que je n’avais jamais vues.

 

— Un nouveau gibier ? Était-ce de bonne chasse ?

 

— Ce n’était pas du gibier, et je m’y serais cassé toutes les dents ; mais le Capuchon Blanc me dit qu’un homme — il parlait comme s’il connaissait l’espèce — qu’un homme eût donné le sang chaud de ses veines pour la seule contemplation de ces choses.

 

— Nous irons voir, dit Mowgli. Je me souviens maintenant d’avoir été un homme.

 

— Doucement, doucement. Trop de hâte a perdu le Serpent Jaune qui voulait manger le Soleil. Nous causâmes donc sous terre, et je parlai de toi, en te désignant comme un homme. Le Capuchon Blanc (il est, en vérité, aussi vieux que la Jungle) dit : « Il y a longtemps que je n’ai vu un homme. Qu’il vienne, et il verra toutes ces choses pour la moindre desquelles beaucoup d’hommes donneraient leur vie. »

 

— Cela ne peut être qu’un nouveau gibier. Et cependant le Peuple du Poison ne nous le dit pas, lorsqu’il y a du gibier sur pied. Ce sont gens peu serviables.

 

— Ce n’est pas du gibier, te dis-je. C’est... c’est... je ne peux te dire ce que c’est.

 

— Nous irons. Je n’ai jamais vu de Capuchon Blanc, et j’ai envie de voir les autres choses. Est-ce qu’il les a tuées ?

 

— Ce sont toutes des choses mortes. Il prétend qu’il est leur gardien à toutes.

 

— Ah ! comme un loup se tient sur la chair qu’il a portée à son gîte. Allons-y.

 

 

(A suivre…)

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Le Second Livre de la Jungle. 1894

Rudyard Kipling.

 

 

 

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