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16/02/2008

L'ankus du roi (2)

Mowgli nagea vers le bord, se roula dans l’herbe pour se sécher, et tous deux se mirent en route pour les Grottes Froides, la cité abandonnée dont vous avez déjà entendu parler. Mowgli, à cette époque, n’avait plus peur du Peuple Singe, mais le Peuple Singe gardait la plus vive horreur de Mowgli. Cependant leurs tribus étaient en expédition dans la Jungle, de sorte que les Grottes Froides apparurent vides et silencieuses dans le clair de lune. Kaa ouvrit la marche vers les ruines du pavillon de la reine, qui s’élevaient sur la terrasse, se coula par-dessus les décombres et plongea dans l’escalier à demi bouché qui, du centre du pavillon, s’enfonçait sous terre. Mowgli lança l’appel des serpents : « Nous sommes du même sang, vous et moi », et suivit, sur les mains et les genoux. Ils se traînèrent ensuite, sur un long parcours, dans un passage en pente, qui tournait et revenait plusieurs fois sur lui-même ; et, à la fin, ils atteignirent un endroit où la racine de quelque arbre géant, qui jaillissait du sol à trente pieds au-dessus, avait descellé une des lourdes pierres du mur. Ils rampèrent par cette brèche et se trouvèrent dans un vaste caveau, dont le toit en forme de dôme avait été pareillement disjoint par des racines d’arbre, de telle sorte que de rares traînées de lumière en balafraient l’obscurité.

 

— Voilà un gîte sûr, dit Mowgli, en se redressant et se campant sur ses jambes, mais trop loin pour y venir tous les jours. Et maintenant, qu’allons-nous voir ?

 

— Je ne compte donc pour rien ? dit une voix au milieu du caveau.

 

Et Mowgli vit bouger quelque chose de blanc, et, petit à petit, se dresser le cobra le plus monstrueux sur lequel ses yeux se fussent jamais posés, un être long de huit pieds ou presque, et devenu, à force de vivre dans l’obscurité, d’un blanc de vieil ivoire. La marque des lunettes elle-même sur le capuchon éployé avait tourné au jaune pâle. Ses yeux étaient aussi rouges que des rubis ; tout l’ensemble présentait l’aspect le plus surprenant.

 

— Bonne chasse ! dit Mowgli, qui n’oubliait pas plus ses bonnes manières que son couteau, et celui-ci ne le quittait jamais.

 

— Quelles nouvelles de la cité ? demanda le Cobra Blanc, sans répondre au salut. Quelles nouvelles de la grande cité aux formidables murs — la cité des cent éléphants, des vingt mille chevaux et du bétail sans nombre — la cité du Roi de vingt Rois ? Je deviens sourd ici, et il y a longtemps que je n’ai entendu les gongs de guerre.

 

— Il n’y a que la Jungle sur nos têtes, répondit Mowgli. Parmi les éléphants, je ne connais que Hathi et ses fils. Bagheera a égorgé tous les chevaux dans un village ; et qu’est-ce que c’est qu’un Roi ?

 

— Je t’ai déjà dit, fit Kaa doucement, s’adressant au Cobra, je t’ai dit, il y a quatre lunes, que ta cité n’existait pas.

 

— La cité — la grande cité de la forêt, dont les portes sont gardées par les tours du Roi — ne passera point. Ils l’ont bâtie avant que sortît de l’œuf le père de mon père, et elle durera encore que les fils de mon fils seront aussi blancs que moi. Salomdhi, fils de Chandrabija, fils de Viyeja, fils de Yegasuri, l’a bâtie aux jours de Bappa Rawal. Quel bétail êtes-vous, vous autres, et à quel maître ?

 

— C’est une piste perdue, dit Mowgli, en se tournant vers Kaa. Je ne comprends pas ce qu’il dit.

 

— Moi non plus. Il est très vieux. Père des Cobras, il n’y a ici que la Jungle, comme il en a toujours été depuis le commencement.

 

— Alors, quel est celui-ci, dit le Cobra Blanc, assis en face de moi, sans peur, qui ne connaît pas le nom du Roi, et qui parle notre langage avec ses lèvres d’homme ? Quel est-il avec son couteau et sa langue de serpent ?

 

— On m’appelle Mowgli, fut la réponse. Je suis de la Jungle. Les loups sont mon peuple, et Kaa ici présent est mon frère. Père des Cobras, qui es-tu ?

 

— Je suis le Gardien du Trésor du Roi. Kurrun Rajah bâtit la voûte au-dessus de ma tête, aux jours où ma peau était sombre encore, afin que j’enseigne la mort à ceux qui viendraient voler. Puis on descendit le trésor par un trou, et j’entendis les chants des brahmanes mes maîtres.

 

— Hem ! dit Mowgli en lui-même. J’ai déjà eu affaire à un brahmane dans le Clan des Hommes, et... je sais ce que je sais. Cela va mal tourner tout à l’heure.

 

— Cinq fois depuis ma garde la pierre a été levée, mais toujours pour en descendre davantage, et jamais pour rien retirer. Il n’y a pas de richesses comme ces richesses, trésors de cent rois. Mais il y a longtemps, bien longtemps, que la pierre a bougé pour la dernière fois, et je pense que ma ville oublie...

 

— Il n’y a pas de ville. Lève les yeux. Les racines des grands arbres, là-haut, éventrent les pierres. Arbres et hommes ne poussent pas ensemble, insista Kaa.

 

— Deux ou trois fois, des hommes ont trouvé leur chemin jusqu’ici, répondit férocement le Cobra Blanc ; mais ils ne disaient rien jusqu’à ce que j’arrivasse sur eux, tandis qu’ils tâtonnaient dans l’ombre, et alors ils ne criaient qu’un peu de temps. Mais vous, vous venez avec des mensonges, tous les deux, Homme et Serpent, et vous voudriez me faire croire que ma cité n’existe pas, et que ma garde est finie. Peu changent les hommes au cours des années. Et moi, je ne change jamais ! Jusqu’à ce que la pierre soit levée, et que les brahmanes descendent en chantant les chants que je connais, et me nourrissent de lait chaud, et me ramènent à la lumière, moi, moi, moi, et pas un autre, je reste le Gardien du Trésor du Roi ! La cité est morte, dites-vous, et voici les racines des arbres ? Baissez-vous alors, et prenez ce que vous voulez. La terre n’a pas de trésors comme ceux-ci. Homme à langue de serpent, si tu repasses vivant le chemin que tu as pris pour entrer ici, les Rois jusqu’au dernier seront tes esclaves !

 

— De nouveau la piste est perdue, dit froidement Mowgli. Quelque chacal aurait-il poussé son terrier si profond, et mordu ce grand Capuchon Blanc ? Il est fou sûrement. Père des Cobras, je ne vois ici rien à emporter.

 

— Par les Dieux du Soleil et de la Lune, la folie de la mort est sur ce garçon ! siffla le Cobra. Avant que tes yeux se ferment, je vais t’accorder cette faveur. Regarde, et vois ce qu’auparavant nul homme n’a jamais vu !

 

— Ils ont tort, dans la Jungle, ceux qui parlent à Mowgli de faveur, dit le garçon entre ses dents ; mais l’obscurité change tout, comme je le vois. Je regarderai, si cela peut te faire plaisir.

 

Du regard, en clignant les yeux, il fit le tour du caveau, puis ramassa sur le sol une poignée de quelque chose qui brillait.

 

— Oh ! oh ! dit-il, dans le Clan des Hommes ils aimaient à jouer avec quelque chose de pareil ; seulement, ceci est jaune, et l’autre chose était brune.

 

Il laissa retomber les pièces d’or, et fit quelques pas en avant. Le sol du caveau disparaissait sous quelque cinq ou six pieds de monnaies d’or et d’argent qui avaient jailli des sacs où on les avait primitivement enfermées. Au cours des siècles le métal avait fini par se tasser et s’agglomérer comme fait le sable à marée basse. Dessus, au milieu, ou bien en trouant la surface, comme des épaves bosselant la grève, se voyaient des howdahs à éléphants, en argent repoussé, incrustés de plaques en or martelé, enrichis d’escarboucles et de turquoises. Il y avait des litières et des palanquins pour transporter les reines, encadrés et cerclés d’argent et d’émaux, avec des bâtons à poignées de jade et des anneaux d’ambre pour les rideaux ; des chandeliers d’or à pendeloques d’émeraudes percées qui frissonnaient sur les branches des images de dieux oubliés, hautes de cinq pieds, en argent, avec des yeux de pierreries ; des cottes de mailles damasquinées d’or sur acier, frangées d’un semis de perles gâtées et noircies par le temps ; des casques à cimiers et à filets de rubis sang de pigeon, des boucliers de laque, d’écaille et de peau de rhinocéros, à bandes et à bosses d’or rouge, ornés d’émeraudes sur les bords ; des faisceaux d’épées, de dagues et de couteaux de chasse à poignées de diamant ; des vases et des cuillers d’or pour les sacrifices, et des autels portatifs d’une forme qui ne voit jamais la lumière du jour ; des coupes et des bracelets de jade ; des cassolettes, des peignes, des pots à parfums, pour le henné, pour le khôl, tous en or repoussé ; des anneaux de nez, des bracelets, des diadèmes, des bagues et des ceintures sans nombre ; des baudriers larges de sept doigts, en diamants et rubis taillés en pyramide ; des coffres à triple armature de fer, dont le bois tombé en poudre laissait voir, à l’intérieur des piles de saphirs étoilés, opales, œils-de-chat, saphirs ordinaires, diamants, émeraudes et grenats cabochons.

 

Le Cobra Blanc avait raison. Aucune somme n’aurait pu seulement commencer à payer la valeur de ce trésor, butin trié de siècles de guerre, de pillage, de commerce et d’impôts. Les monnaies seules, pierres précieuses mises à part, étaient sans prix, et le poids brut de l’or et de l’argent pouvait atteindre deux ou trois cents tonnes. Tout prince indigène dans l’Inde d’aujourd’hui, si pauvre qu’il soit, possède une réserve cachée qu’il grossit toujours ; et, bien qu’une fois, de loin en loin, il arrive à un prince éclairé d’expédier quarante ou cinquante chariots à bœufs chargés d’argent pour recevoir en échange des titres de rentes, la plupart d’entre eux gardent jalousement leur trésor et son secret.

 

Mais naturellement Mowgli ne comprenait pas ce que tout cela voulait dire. Les couteaux l’intéressaient un peu, mais ils n’étaient pas aussi bien en main que le sien, et il eut tôt fait de les laisser retomber. À la fin il découvrit un objet vraiment captivant, posé sur le fronton d’un howdah à demi enseveli dans les monnaies. C’était un ankus ou aiguillon à éléphant, de deux pieds de long, quelque chose comme une petite gaffe. Un rubis cabochon unique en formait le sommet, et sur une longueur de huit pouces, au-dessous, le manche était clouté de turquoises brutes dont le semis rapproché fournissait une prise des plus satisfaisantes. Au-dessous encore régnait un rebord de jade sur lequel courait une guirlande de fleurs, seulement les feuilles de ces fleurs étaient d’émeraude, et les corolles de rubis sertis à même la fraîche et verte pierre. Le manche se continuait par une tige de l’ivoire le plus pur, tandis que l’extrémité — la pointe et le croc — était d’acier avec des nielles d’or qui représentaient une chasse à l’éléphant. Les dessins attirèrent l’attention de Mowgli, qui s’aperçut de quelque rapport entre eux et son ami Hathi.

 

Le Cobra Blanc l’avait suivi de près.

 

— Tout cela ne vaut-il pas la peine de mourir pour le voir ? dit-il. Ne t’ai-je pas fait une grande faveur ?

 

— Je ne comprends pas, dit Mowgli. Ce sont choses dures et froides, et en aucune manière bonnes à manger. Ceci, cependant — il souleva l’ankus — je désire le prendre, afin de le voir au soleil. Tu dis que tout cela t’appartient. Veux-tu me le donner ? je t’apporterai des Grenouilles à manger.

 

Le Cobra Blanc frissonna tout entier d’une joie diabolique.

 

— Assurément, je te le donnerai, dit-il. Tout ce qui est ici, je te le donnerai... jusqu’à ce que tu t’en ailles.

 

— Mais je m’en vais maintenant. Il fait sombre et froid dans ce trou, et je voudrais emporter la chose à pointe d’épine dans la Jungle.

 

— Regarde à tes pieds ! Qu’est-ce que cela ?

 

Mowgli ramassa quelque chose de blanc et de poli.

 

— C’est l’os d’une tête d’homme, dit-il avec calme... En voici deux autres.

 

— Ils vinrent, il y a nombre d’années, pour emporter le Trésor. Je leur parlai dans l’ombre et ils ne bougèrent plus.

 

— Mais qu’ai-je besoin de ce qu’on appelle un trésor ? Si tu veux seulement me donner l’ankus à emporter, c’est une assez bonne chasse. Sinon, c’est bonne chasse tout de même. Je ne me bats pas avec le Peuple du Poison, et l’on m’a enseigné aussi le Maître-Mot de ta tribu.

 

— Il n’y a qu’un Maître-Mot ici. C’est le mien !

 

(A suivre…)

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Le second livre de la Jungle. 1894

Rudyard Kipling.

08:15 Publié dans Livres | Lien permanent | Commentaires (0)

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