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18/02/2008

L'ankus du roi (4)

Ils se retrouvèrent avec joie une fois de plus à la lumière du jour, et, lorsqu’ils furent rentrés dans leur propre Jungle, et que Mowgli fit étinceler l’ankus au soleil du matin, il se sentit presque aussi content que de la trouvaille d’un bouquet de fleurs nouvelles pour mettre dans sa chevelure.

 

— C’est encore plus brillant que les yeux de Bagheera, dit-il avec ravissement comme il faisait miroiter le rubis. Je le lui montrerai... Mais que voulait dire le Thuu en parlant de mort ?

 

— Je ne sais pas. Jusqu’au fin bout de ma queue je suis fâché que tu ne lui aies point fait tâter de ton couteau. Il y a toujours du mal aux Grottes Froides, sur terre et dessous. Mais j’ai faim maintenant. Chasses-tu avec moi, ce matin ? dit Kaa.

 

— Non ; il faut que Bagheera voie ceci. Bonne chasse !

 

Mowgli s’en alla, dansant, brandissant le grand ankus, et s’arrêtant de temps à autre pour l’admirer, jusqu’à la partie de la Jungle que Bagheera fréquentait de préférence ; et il la trouva en train de boire après une chasse un peu dure. Mowgli lui conta ses aventures depuis le commencement jusqu’à la fin, et Bagheera, entre-temps, reniflait l’ankus. Lorsque Mowgli en vint aux derniers mots du Cobra Blanc, Bagheera fit entendre un ronron approbateur.

 

— Alors le Capuchon Blanc a dit la vérité ? demanda Mowgli vivement.

 

— Je suis née dans les cages du Roi, à Oodeypore, et je me flatte de connaître un peu l’Homme. Beaucoup d’hommes tueraient trois fois dans une seule nuit rien que pour cette pierre rouge.

 

— Mais la pierre ne fait qu’alourdir la chose à la main. Mon petit couteau brillant vaut bien mieux ; et vois ! la pierre rouge n’est pas bonne à manger. Alors, pourquoi tueraient-ils ?

 

— Mowgli, va dormir. Tu as vécu parmi les hommes, et...

 

— Je me souviens. Les hommes tuent parce qu’ils ne chassent pas — par oisiveté et pour le plaisir. Réveille-toi, Bagheera. Pour quel usage a-t-on fabriqué cette chose à pointe d’épine ?

 

Bagheera ouvrit à demi les yeux — elle avait une grande envie de dormir — en un clignement malicieux.

 

— Les hommes l’ont fabriquée pour l’enfoncer dans la tête des fils de Hathi, afin que le sang coule. J’ai vu cela dans les rues d’Oodeypore, devant nos cages. Cette chose a goûté au sang de beaucoup d’éléphants comme Hathi.

 

— Mais pourquoi l’enfoncent-ils dans la tête des éléphants ?

 

— Pour leur apprendre la Loi des Hommes. N’ayant ni griffes ni dents, les hommes fabriquent ces choses — et de pires encore.

 

— Toujours du sang quand on approche le Clan des Hommes ou seulement leur ouvrage ! dit Mowgli avec dégoût.

 

Le poids de l’ankus commençait à le fatiguer.

 

— Si j’avais su cela, je ne l’aurais pas pris. D’abord le sang de Messua sur ses liens, et maintenant celui de Hathi. Je ne veux plus m’en servir. Regarde !

 

L’ankus vola parmi des étincelles, et s’enterra lui-même, la pointe en bas à cinquante mètres de là parmi les arbres.

 

— De cette façon, mes mains sont lavées de la mort, dit Mowgli en frottant ses mains sur la terre humide et fraîche. Le Thuu a dit que la Mort me suivrait. Il est vieux, il est blanc et il est fou.

 

— Blanc ou noir, mort ou vie, moi, je vais dormir, Petit Frère. Je ne peux pas chasser toute la nuit et hurler tout le jour, comme certaines gens.

 

Bagheera s’en alla vers un gîte d’affût de sa connaissance, à environ deux milles de là. Mowgli grimpa sans peine sur un arbre commode, noua trois ou quatre lianes ensemble, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, se balançait dans un hamac à cinquante pieds du sol. Bien qu’il n’eût pas d’objections positives contre le grand jour, Mowgli suivait la coutume de ses amis, et en usait le moins possible. Lorsqu’il s’éveilla parmi les bruyantes peuplades qui vivent dans les arbres, c’était de nouveau le crépuscule, et il venait de rêver aux beaux cailloux qu’il avait jetés.

 

— Il faut au moins que je revoie la chose, dit-il.

 

Et il se laissa glisser le long d’une liane jusqu’à terre ; mais Bagheera était devant lui. Mowgli put l’entendre flairer dans le demi-jour.

 

— Où est la chose à pointe d’épine ? cria Mowgli.

 

— Un homme l’a prise. Voici sa trace.

 

— Nous allons voir maintenant si le Thuu dit vrai. Si la chose pointue est la Mort, cet homme-là mourra. Suivons.

 

— Il faut tuer d’abord, dit Bagheera. À ventre vide, œil négligent. Les hommes vont très lentement, et la Jungle est assez humide pour garder la plus légère empreinte.

 

Ils tuèrent aussitôt que possible, mais il ne s’écoula pas moins de trois heures avant qu’ils eussent fini leur repas, bu à leur soif, et pris la piste pour de bon. Le Peuple de la Jungle sait que rien ne répare le dommage d’un repas bousculé.

 

— Penses-tu que la chose pointue va se retourner dans la main de l’homme pour le tuer ? demanda Mowgli. Le Thuu a dit que c’était la Mort.

 

— Nous verrons cela quand nous y serons, dit Bagheera, en trottant la tête basse. C’est un pied seul (elle voulait dire qu’il n’y avait qu’un homme), et le poids de la chose a imprimé son talon profondément dans la terre.

 

— Oui ! Cela se voit aussi bien qu’un éclair de chaleur, répondit Mowgli.

 

Et ils prirent l’allure vite et hachée du trot de chasse, à travers le clair de lune et les taches d’ombre, en suivant les empreintes de ces deux pieds nus.

 

— À présent il court vite, dit Mowgli. Les orteils sont écartés.

 

Ils continuèrent leur course sur un terrain détrempé.

 

— À présent, pourquoi tourne-t-il ici tout à coup ?

 

— Attends ! dit Bagheera.

 

Et un bond superbe l’emporta aussi loin que possible en avant. La première chose à faire lorsqu’une piste cesse d’être claire, c’est de se jeter en avant, d’un seul coup, sans la brouiller davantage de ses propres empreintes. Bagheera, en touchant terre, se retourna et fit face à Mowgli, en criant :

 

— Voici une autre piste qui vient à sa rencontre. C’est un pied plus petit, cette seconde trace, et les orteils tournent en dedans.

 

Mowgli accourut et regarda.

 

— Le pied d’un chasseur Gond, dit-il. Regarde ! Ici, il a traîné son arc sur l’herbe. Voilà ce qui explique pourquoi la première piste avait tourné si brusquement. Le Grand Pied voulait se cacher du Petit Pied.

 

— C’est vrai, dit Bagheera. Éh bien ! De peur de brouiller les empreintes en croisant nos foulées, suivons chacun une piste. Je suis le Grand Pied, Petit Frère, et toi, tu es le Petit Pied, le Gond.

 

Bagheera retourna d’un bond à la première piste, laissant Mowgli penché sur la curieuse trace aux orteils en dedans du petit sauvage des bois.

 

— Maintenant, dit Bagheera, en avançant pas à pas le long de la chaîne que formaient les empreintes, moi, le Grand Pied, je tourne ici. Puis, je me cache derrière un rocher, et me tiens immobile, sans oser changer mes pieds de place. Crie-moi ta voie, Petit Frère.

 

— Maintenant, moi, le Petit Pied, j’arrive au rocher, dit Mowgli, en remontant rapidement sa piste. Puis je m’assois sous le rocher, appuyé sur ma main droite, et mon arc entre les orteils. J’attends longtemps, car la marque de mes pieds, ici, est profonde.

 

— Moi aussi, dit Bagheera, derrière le rocher, j’attends, en laissant reposer le bout de la chose à pointe d’épine sur une pierre. Elle glisse, car voici sur la pierre une égratignure. Crie ta voie, Petit Frère.

 

— Une, deux petites branches et une grosse, ici brisées, dit Mowgli à demi-voix. Mais comment expliquer cela ! Ah ! c’est clair maintenant. Moi, le Petit Pied, je m’en vais en faisant du bruit et en piétinant, pour que le Grand Pied m’entende.

 

Il s’éloigna du rocher, pas à pas, parmi les arbres, en élevant la voix, selon la distance, à mesure qu’il approchait d’une petite cascade.

 

— Je — m’en vais — très loin — là-bas — où — le — bruit — de — l’eau — qui tombe — couvre — le — bruit — que je — fais ; et — ici — j’attends. Crie ta trace, Bagheera, Grand Pied !

 

La Panthère avait sondé le bois dans toutes les directions pour voir comment la trace du Grand Pied l’éloignait du revers du rocher. Enfin, elle donna de sa voix.

 

— J’arrive de derrière le rocher sur les genoux en traînant la chose à pointe d’épine. Ne voyant personne, je cours. Moi, le Grand Pied, je cours très vite. La trace est claire. Que chacun de nous suive la sienne. Je cours toujours.

 

Bagheera bondit le long des nettes empreintes, et Mowgli suivit les pas du Gond. Pour un moment, il n’y eut que silence dans la Jungle.

 

— Où es-tu, Petit Pied ? cria Bagheera.

 

La voix de Mowgli lui répondit à cinquante mètres à peine sur la droite.

 

— Hum ! dit la Panthère avec une toux grave. Tous deux coururent l’un à côté de l’autre en se rapprochant.

 

Ils galopèrent encore un demi-mille, en gardant toujours à peu près la même distance, jusqu’à ce que Mowgli, dont la tête n’était pas aussi près de terre que celle de Bagheera, criât :

 

— Ils se sont rencontrés. Bonne chasse, regarde ! Ici se tenait le Petit Pied, son genou sur un rocher, et là-bas est le Grand Pied.

 

À dix mètres à peine, en face d’eux, étendu en travers d’un monceau de pierrailles, gisait le corps d’un villageois du district, le dos et le flanc transpercés par la petite flèche empennée d’un Gond.

 

 

(A suivre…)

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Le Second Livre de la Jungle. 1894

Rudyard Kipling.

08:20 Publié dans Livres | Lien permanent | Commentaires (0)

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