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20/05/2008
Rikki-tikki-tavi (2)
De bonne heure, le matin, Rikki-tikki vint au premier déjeuner sous la véranda, porté sur l'épaule de Teddy ; on lui donna une banane et un peu d'œuf à la coque, et il se laissa prendre sur les genoux des uns après les autres, parce qu'une mangouste bien élevée espère toujours devenir à quelque moment une mangouste domestique, et avoir des chambres pour courir au travers. Or, la mère de Riki-tikki (elle avait habité autrefois la maison du général à Segowlee) avait soigneusement instruit son fils de ce qu'il devait faire si jamais il rencontrait des hommes blancs.
Puis, Rikki-tikki sortit dans le jardin pour voir ce qu'il y avait à voir. C'était un grand jardin, seulement à demi cultivé, avec des buissons de roses Maréchal Niel aussi gros que des kiosques, des citronniers et des orangers, des bouquets de bambous et des fourrés de hautes herbes. Rikki-tikki se lécha les lèvres.
— Voilà un splendide terrain de chasse, dit-il.
À cette pensée, sa queue se hérissa en goupillon, et il courait déjà de haut en bas et de bas en haut du jardin, flairant de tous côtés, lorsqu'il entendit les voix les plus lamentables sortir d'un buisson épineux.
C'était Darzee, l'oiseau-tailleur, et sa femme. Ils avaient construit un beau nid en rapprochant deux larges feuilles dont ils avaient cousu les bords avec des fibres et rempli l'intérieur de coton et de bourres duveteuses. Le nid se balançait de côté et d'autre, tandis qu'ils pleuraient, perchés à l'entrée.
— Qu'est-ce que vous avez ? demanda Rikki-tikki.
— Nous sommes très malheureux, dit Darzee. Un de nos bébés, hier, est tombé du nid, et Nag l'a mangé.
— Hum ! dit Rikki-tikki, voilà qui est fort triste… Mais je suis étranger ici. Qui est-ce, Nag ?
Darzee et sa femme, pour toute réponse, se blottirent dans leur nid, car, de l'épaisseur de l'herbe, au pied du buisson, sortit un sifflement sourd… un horrible son glacé… qui fit sauter Rikki-tikki de deux pieds en arrière. Alors, pouce par pouce, s'éleva de l'herbe la tête au capuchon éployé de Nag, le gros cobra noir, qui comptait bien cinq pieds de long de la langue à la queue. Lorsqu'il eut soulevé un tiers de son corps au-dessus du sol, il resta à se balancer de droite et de gauche, exactement comme se balance dans le vent une touffe de pissenlit et dévisagea Rikki-tikki de ses mauvais yeux de serpent, qui ne changent jamais d'expression, quelle que soit sa pensée.
— Qui est-ce, Nag ? dit-il. C'est moi, Nag. Le grand Dieu Brahma mit sa marque sur tout notre peuple quand le premier cobra eut étendu son capuchon pour préserver Brahma dormant au soleil… Regarde, et tremble !
Il étendit davantage son capuchon, et Rikki-tikki vit sur son dos la marque des lunettes, qui ressemble plus exactement à l'œillet d'une fermeture d'agrafe.
Il eut peur une minute : mais il est impossible à une mangouste d'avoir peur plus longtemps, et, bien que Rikki-tikki n'eût jamais encore rencontré de cobra vivant, sa mère l'avait nourri de cobras morts, et il savait bien que la grande affaire de la vie d'une mangouste adulte est de faire la guerre aux serpents et de les manger. Nag le savait aussi, et, tout au fond de son cœur de glace, il avait peur.
— Eh bien ! dit Rikki-tikki, et sa queue se gonfla de nouveau, marqué ou non, pensez-vous qu'on ait le droit de manger les petits oiseaux qui tombent des nids ?
Nag réfléchissait et surveillait les moindres mouvements de l'herbe derrière Rikki-tikki. Il savait qu'une mangouste dans le jardin signifiait, tôt ou tard, la mort pour lui-même et les siens ; mais il voulait mettre Rikki-tikki hors de garde. Aussi laissa-t-il retomber un peu sa tête et la pencha-t-il de côté.
— Causons…, dit-il. Vous mangez bien des œufs. Pourquoi ne mangerions-nous pas des oiseaux ?
— Derrière toi !… Attention derrière toi ! chanta Darzee.
Rikki-tikki en savait trop pour prendre son temps à ouvrir de grands yeux. Il sauta en l'air aussi haut qu'il put et, juste au-dessous de lui siffla la tête de Nagaina, la méchante femme de Nag. Elle avait rampé par-derrière pendant la conversation afin d'en finir tout de suite ; et Rikki-tikki entendit son sifflement de rage en voyant son coup manqué. Il retomba presque au travers de son dos, et une vieille mangouste aurait su qu'il fallait saisir le moment pour lui briser les reins d'un coup de dent ; mais il eut peur du terrible coup de fouet en retour du cobra, et sauta hors de portée de la queue cinglante, laissant Nagaina saignant et furieuse.
— Méchant, méchant Darzee ! dit Nag.
Et il fouetta l'air aussi haut qu'il pouvait atteindre dans la direction du nid au milieu du buisson d'épines ; mais Darzee l'avait construit hors de l'atteinte des serpents et le nid ne fit que se balancer de-ci de-là.
Rikki-tikki sentit ses yeux devenir rouges et brûlants (quand les yeux d'une mangouste rougissent, c'est qu'elle est en colère), il se cala sur sa queue et ses pattes de derrière comme un petit kanguroo, regarda tout autour de lui, et claqua des dents de rage. Mais Nag et Nagaina avaient disparu dans l'herbe. Lorsqu'un serpent manque son coup, il ne laisse jamais rien deviner de ce qu'il compte faire ensuite. Rikki-tikki ne se souciait pas de les suivre, car il ne se croyait pas sûr de venir à bout de deux serpents à la fois. Aussi, trottant vers l'allée sablée, près de la maison, s'assit-il pour réfléchir. Il s'agissait pour lui d'une affaire sérieuse.
Si vous lisez les vieux livres d'histoire naturelle, vous y verrez que, lorsqu'une mangouste combat un serpent et qu'il lui arrive d'être mordue, elle se sauve pour manger quelque herbe qui la guérit. Ce n'est pas vrai. La victoire n'est qu'affaire d'œil vif et de pied prompt, détente de serpent contre saut de mangouste, et, comme nul œil ne peut suivre le mouvement d'une tête de serpent lorsqu'elle frappe, il s'agit là d'un prodige plus étonnant que les herbes magiques n'en pourraient opérer.
Rikki-tikki se connaissait pour une jeune mangouste et n'en fut que plus satisfait d'avoir su éviter si adroitement un coup porté par-derrière. Il en tira confiance en soi-même, et, lorsque Teddy descendit en courant le sentier, Rikki-tikki se sentait disposé à recevoir des compliments. Mais, juste au moment où Teddy se penchait, quelque chose se tortilla un peu dans la poussière et une toute petite voix dit :
— Prenez garde, je suis la Mort !
C'était Karait, le minuscule serpent brun, couleur de sable, qui aime à se dissimuler dans la poussière. Sa morsure est aussi dangereuse que celle du cobra ; mais il est si petit que personne n'y prend garde, aussi n'en fait-il que plus de mal.
Les yeux de Rikki-tikki devinrent rouges de nouveau, et il remonta en dansant vers Karait avec ce balancement particulier et cette marche ondulante qu'il avait hérités de sa famille. Cela paraît très comique, mais c'est une allure si parfaitement équilibrée qu'à n'importe quel angle on en peut changer soudain la direction : ce qui, lorsqu'il s'agit de serpents, constitue un avantage. Rikki ne s'en rendait pas compte, mais il faisait là une chose beaucoup plus dangereuse que de combattre Nag : Karait est si petit et peut se retourner si facilement qu'à moins, pour Rikki, de mordre à la partie supérieure du dos, tout près de la tête, un coup en retour pouvait l'atteindre à l'œil ou à la lèvre. Rikki ne savait pas ; ses yeux étaient tout rouges, et il se balançait d'arrière en avant, cherchant la bonne place à saisir. Karait s'élança. Rikki sauta de côté et tenta de lui courir sus ; mais, à moins d'un cheveu de son épaule siffla la malfaisante petite bête grise couleur de poussière, si bien qu'il lui fallut bondir par-dessus le corps, tandis que la tête suivait de près ses talons.
Teddy héla du côté de la maison :
— Oh ! venez voir ! Notre mangouste qui tue un serpent.
Et Rikki-tikki entendit la mère de Teddy pousser un cri, tandis que le père se précipitait dehors avec un bâton ; mais, dans le temps qu'il venait, Karait avait poussé une botte imprudente, et Rikki-tikki avait bondi, sauté sur le dos du serpent, laissé tomber sa tête très bas entre ses pattes de devant, mordu à la nuque le plus haut qu'il pouvait atteindre et roulé au loin. Cette morsure paralysa Karait, et Rikki-tikki allait le dévorer en commençant par la queue, suivant la coutume de sa famille à dîner, lorsqu'il se rappela qu'un repas copieux appesantit une mangouste, et que, pouvant avoir besoin sur l'heure de toute sa force et de toute son agilité, il lui fallait rester à jeun. Il s'en alla prendre un bain de poussière sous des touffes de ricins, tandis que le père de Teddy frappait le cadavre de Karait.
— À quoi cela sert-il ? pensa Rikki-tikki ; j'ai tout réglé.
Alors la mère de Teddy le prit dans la poussière et le serra dans ses bras, en pleurant qu'il avait sauvé Teddy de la mort ; et le père de Teddy traita Rikki de providence ; et Teddy regarda tout cela avec de grands yeux effarés.
Rikki-tikki se divertissait plutôt de tous ces embarras, que naturellement il ne comprenait pas. La mère de Teddy eût tout aussi bien pu caresser l'enfant pour avoir joué dans la poussière. Rikki s'amusait énormément.
(A suivre…)
Le livre de la Jungle 1894
Rudyard Kipling.
08:00 Publié dans Livres | Lien permanent | Commentaires (0)
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