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21/05/2008

Rikki-tikki-tavi (3)

Ce soir-là, en se faufilant parmi les verres sur la table, il lui eût été facile de se bourrer de bonnes choses trois fois plus que de raison, mais il avait Nag et Nagaina présents à la mémoire, et malgré tout l'agrément d'être flatté et choyé par la mère de Teddy, et de rester sur l'épaule de Teddy, ses yeux devenaient rouges tout à coup, et il poussait son long cri de guerre : Rikk-tikk-tikki-tikki-tchk !

Teddy l'emmena coucher et insista pour qu'il dormît sous son menton. Rikki-tikki était trop bien élevé pour mordre ou égratigner. Mais il s'en alla, aussitôt Teddy endormi, faire sa ronde de nuit autour de la maison et, dans l'obscurité, se heurta, en courant, contre Chuchundra, le rat musqué, qui se coulait le long du mur.

Chuchundra est une petite bête au cœur brisé. Il pleurniche et pépie toute la nuit, en essayant de se remonter le moral pour courir au milieu des chambres ; mais jamais il n'y parvient.

— Ne me tuez pas, dit Chuchundra, presque en pleurant. Rikki-tikki, ne me tuez pas !

— Crois-tu qu'un tueur de serpents tue des rats musqués ? dit Rikki-tikki avec mépris.

— Ceux qui tuent les serpents seront tués par les serpents, dit Chuchundra, plus lamentable que jamais. Et comment être sûr que Nag ne me prendra pas pour vous, quelque nuit sombre ?

— Il n'y a pas le moindre danger, dit Rikki-tikki, car Nag est dans le jardin, et je sais que tu n'y vas pas.

— Mon cousin Chua, le rat, m'a raconté…, commença Chuchundra.

Et alors, il s'arrêta.

— Raconté quoi ?

— Chut ! Nag est partout, Rikki-tikki. Vous auriez dû parler à Chua dans le jardin.

— Je ne lui ai pas parlé… Donc, il faut me dire. Vite, Chuchundra, ou je vais te mordre !

Chuchundra s'assit, et pleura au point que les larmes coulaient le long de ses moustaches.

— Je suis un très pauvre homme, sanglota-t-il. Je n'ai jamais assez de courage pour trotter au milieu des chambres… Chut ! Je n'ai besoin de rien vous dire… N'entendez-vous pas, Rikki-tikki ?

Rikki-tikki prêta l'oreille. La maison était aussi tranquille que possible, mais il lui sembla distinguer un imperceptible cra-cra… un bruit aussi léger que celui d'une guêpe marchant sur un carreau de vitre… un crissement sec d'écailles sur la brique.

— C'est Nag ou Nagaina, se dit-il, qui rampe par le conduit de la salle de bains… Tu as raison, Chuchundra, j aurais dû parler à Chua.

Il se glissa dans la salle de bains de Teddy, mais il n'y trouva personne, puis, dans la salle de bains de la mère de Teddy. Au bas du mur crépi de plâtre, une brique avait été enlevée pour le passage d'une conduite d'eau, et, au moment où Rikki-tikki s'introduisait dans la pièce, le long de l'espèce de margelle en maçonnerie où la baignoire était posée, il entendit Nag et Nagaina chuchoter dehors au clair de lune :

— Quand la maison sera vide, disait à son mari Nagaina, il faudra bien qu'il s'en aille ; alors, nous rentrerons en possession du jardin. Entrez tout doucement et souvenez-vous que l'homme qui a tué Karait est la première personne à mordre. Puis, revenez me dire ce qu'il en advient, et nous ferons ensemble la chasse à Rikki-tikki.

— Mais êtes-vous sûre qu'il y a quelque chose à gagner en tuant les gens ? demanda Nag.

— Tout à gagner. Quand personne n'habitait le bungalow, avions-nous une mangouste dans le jardin ? Tant que le bungalow reste vide, nous sommes roi et reine du jardin ; et souvenez-vous qu'aussitôt nos œufs éclos dans la melonnière… demain peut-être… nos enfants auront besoin de place et de paix.

— Je n'y songeais pas, dit Nag. J'y vais, mais il est inutile de faire la chasse à Rikki-tikki ensuite. Je tuerai l'homme et sa femme, puis l'enfant si je peux, et partirai sans bruit. Alors, le bungalow sera vide, et Rikki-tikki s'en ira.

Rikki-tikki tressaillit tout entier de rage et de haine en entendant cela. Puis il vit la tête de Nag sortir du conduit, suivie des cinq pieds de long de son corps écailleux et froid. Malgré sa colère, il eut cependant très peur en voyant la taille du grand cobra. Nag se couda, dressa la tête, et son regard parcourut la salle de bains, à travers l'obscurité où Rikki-tikki pouvait voir ses yeux luire.

— Si je le tue maintenant, à cette place, Nagaina le saura ; et d'autre part, si je lui livre bataille ouverte sur le plancher, l'avantage lui demeure… Que faire ? se dit Rikki-tikki.

Nag ondula de-ci de-là, et Rikki-tikki l'entendit boire dans la grosse jarre qui servait à remplir la baignoire.

— Voilà qui est bien, dit le serpent. Maintenant, lorsque Karait a été tué, l'homme avait un bâton. Il peut l'avoir encore ; mais, quand il viendra au bain, le matin, il ne l'aura pas. J'attendrai ici qu'il vienne… Nagaina… m'entendez-vous ?… Je vais attendre ici, au frais, jusqu'au jour.

Aucune réponse ne vint du dehors, d'où Rikki-tikki conclut que Nagaina était partie. Nag se replia sur lui-même, anneau par anneau, tout autour du fond bombé de la jarre, et Rikki-tikki se tint tranquille comme mort.

Au bout d'une heure, il commença d'avancer muscle à muscle, vers la jarre. Nag était endormi, et Rikki-tikki contempla son grand dos, se demandant quelle place offrirait la meilleure prise.

— Si je ne lui casse pas les reins au premier saut, se dit Rikki, il peut encore se battre ; et… s'il combat… ô Rikki !

Il considéra l'épaisseur du cou plus bas que le capuchon, c'en était trop pour ses mâchoires ; et une morsure près de la queue ne ferait que mettre Nag en fureur.

— Il faut que ce soit à la tête, dit-il enfin ; à la tête, au-dessus du capuchon ; et, quand une fois je le tiendrai par là, il ne faudra plus le lâcher.

Alors, il sauta. La tête reposait un peu en dehors de la jarre, sous la courbe de sa panse et, au moment où ses dents crochèrent, Rikki s'arc-bouta du dos à la convexité de la cruche d'argile pour clouer la tête à terre. Cela lui donna une seconde de prise qu'il employa de son mieux. Puis, il fut cogné de droite et de gauche comme un rat secoué par un chien — en avant et en arrière sur le sol, en haut et en bas, et en rond en grands cercles ; mais ses yeux étaient rouges et il tenait bon, tandis que le corps du serpent cinglait le plancher comme un fouet de charrue, renversant les ustensiles d'étain, la boîte à savon, la brosse à friction, et sonnait contre la paroi de métal de la baignoire. Tout en crochant, il resserrait l'étau de ses mâchoires, car il ne doutait pas d'être assommé et, pour l'honneur de la famille, il préférait qu'on le trouvât les dents fermées sur sa proie. Malade de vertige, moulu de coups, les chocs, lui semblait-il, allaient le mettre en pièces, lorsque, juste derrière lui, partit comme un coup de tonnerre ; une rafale brûlante lui fit perdre connaissance et une flamme lui roussit le poil. L'homme, réveillé par le bruit, avait déchargé les deux canons de son fusil sur Nag, juste derrière le capuchon.

Rikki-tikki, les yeux fermés, continuait à tenir bon, car à présent il était tout à fait certain d'être mort ; mais la tête ne bougeait plus et l'homme, le ramassant, dit :

— C'est encore la mangouste, Alice ; et c'est notre vie que le petit bonhomme a sauvée, cette fois.

Alors vint la mère de Teddy, le visage tout blanc, contempler ce qui restait de Nag ; et Rikki-tikki se traîna jusqu'à la chambre de Teddy, où il passa le reste de la nuit à se secouer délicatement pour se rendre compte s'il était vraiment brisé en quarante morceaux, comme il lui paraissait.

(A suivre…)

Le livre de la Jungle 1894

Rudyard Kipling.

08:00 Publié dans Livres | Lien permanent | Commentaires (0)

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