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14/07/2008

Acuité (2).

« Nouménios me fit parvenir une Consolation dans les règles ; je passai une nuit à la lire ; aucun lieu commun n’y manquait. Ces faibles défenses élevées par l’homme contre la mort se développaient sur deux lignes : la première consistait à nous la présenter comme un mal inévitable ; à nous rappeler que ni la beauté, ni la jeunesse, ni l’amour n’échappent à la pourriture ; à nous prouver enfin que la vie et son cortège de maux sont plus horribles encore que la mort elle-même, et qu’il vaut mieux périr que vieillir. On se sert de ces vérités pour nous incliner à la résignation ; elles justifient surtout le désespoir. La seconde ligne d’arguments contredit la première, mais nos philosophes n’y regardent pas de si près : il ne s’agissait plus de se résigner à la mort, mais de la nier. L’âme comptait seule ; on posait arrogamment comme un fait l’immortalité de cette entité vague que nous n’avons jamais vu fonctionner dans l’absence du corps, avant de prendre la peine d’en prouver l’existence. »

 

Mémoires d’Hadrien.

Marguerite Yourcenar

16:51 Publié dans Livres | Lien permanent | Commentaires (1)

13/07/2008

Acuité.

« La profession de médecin m’aurait plu ; son esprit ne diffère pas essentiellement de celui dans lequel j’ai essayé de prendre mon métier d’empereur. Je me passionnai pour cette science trop proche de nous pour n’être pas incertaine, sujette à l’engouement et à l’erreur, mais rectifiée sans cesse par le contact de l’immédiat et du nu. »

 

« La technique que j’ai dû élaborer dans ces postes médiocres m’a servi plus tard pour mes audiences impériales. Être tout à chacun pendant la brève durée de l’audience, faire du monde une table rase où n’existaient pour le moment que ce banquier, ce vétéran, cette veuve ; accorder à ces personnes si variées, bien qu’enfermées naturellement dans les étroites limites de quelque espèce, toute l’attention polie qu’aux meilleurs moments on s’accorde à soi-même, et les voir presque immanquablement profiter de cette facilité pour s’enfler comme la grenouille de la fable ; enfin consacrer sérieusement quelques instants à penser à leur problème ou à leur affaire. C’était encore le cabinet du médecin. »

 

« A l’âge où j’étais alors, ce courage ivre persistait sans cesse. Un être grisé de vie ne prévoit pas la mort ; elle n’est pas ; il la nie par chacun de ses gestes. S’il la reçoit, c’est probablement sans le savoir ; elle n’est pour lui qu’un choc ou qu’un spasme. Je souris amèrement à me dire qu’aujourd’hui, sur deux pensées, j’en consacre une à ma propre fin, comme s’il fallait tant de façons pour décider ce corps usé à l’inévitable. A cette époque, au contraire, un jeune homme qui aurait beaucoup perdu à ne pas vivre quelques années de plus risquait chaque jour allégrement son avenir ».

 

 

Mémoires d’Hadrien.

Marguerite Yourcenar

11:23 Publié dans Livres | Lien permanent | Commentaires (0)

11/07/2008

Et c'est parti...

Mon cher Marc,

 

Je suis descendu ce matin chez mon médecin Hermogène, qui vient de rentrer à la Villa après un assez long voyage en Asie. L’examen devait se faire à jeun : nous avions pris rendez-vous pour les premières heures de la matinée. Je me suis couché sur un lit après m’être dépouillé de mon manteau et de ma tunique. Je t’épargne des détails qui te seraient aussi désagréables qu’à moi-même, et la description du corps d’un homme qui avance en âge et s’apprête à mourir d’une hydropisie du cœur. Disons seulement que j’ai toussé, respiré, et retenu mon souffle selon les indications d’Hermogène, alarmé malgré lui par les progrès si rapides du mal, et prêt à en rejeter le blâme sur le jeune Iollas qui m’a soigné en son absence. Il est difficile de rester empereur en présence d’un médecin, et difficile aussi de garder sa qualité d’homme. L’œil du praticien ne voyait en moi qu’un monceau d’humeurs, triste amalgame de lymphe et de sang. Ce matin, l’idée m’est venue pour la première fois que mon corps, ce fidèle compagnon, cet ami plus sûr, mieux connu de moi que mon âme, n’est qu’un monstre sournois qui finira par dévorer son maître.

 

 

Mémoires d’Hadrien. (1951)

Marguerite Yourcenar

 

18:26 Publié dans Livres | Lien permanent | Commentaires (7)