19/02/2008
L'ankus du roi (5)
— Le Thuu était-il si vieux et si fou, Petit Frère ? dit Bagheera doucement. Voici toujours un mort.
— Suivons. Mais où est la chose qui boit le sang d’éléphant, l’épine à l’œil rouge ?
— Le Petit Pied l’a... peut-être. Il n’y a plus, de nouveau, qu’un seul pied maintenant.
La trace unique d’un homme agile qui avait couru vite, un fardeau sur l’épaule gauche, persistait autour d’une longue bande basse de gazon sec en forme d’éperon, où chaque empreinte, aux yeux perçants des traqueurs, semblait marquée au fer rouge.
Ils ne parlèrent ni l’un ni l’autre jusqu’à ce que la trace aboutît aux cendres d’un feu de camp, caché dans un ravin.
— Encore ! dit Bagheera, en s’arrêtant net, comme si on l’avait changée en pierre.
Le corps recroquevillé d’un petit Gond gisait là, les pieds dans les cendres, et Bagheera interrogea Mowgli du regard.
— On a fait cela avec un bambou, dit le garçon après un coup d’œil. J’en usais avec les Buffles lorsque je servais le Clan des Hommes. Le Père des Cobras — je regrette de m’être moqué de lui — connaissait bien la race, comme j’aurais dû la connaître. N’ai-je pas dit que les hommes tuaient pour le plaisir ?
— En vérité, ils ont tué pour avoir des pierres rouges et bleues, répondit Bagheera. Souviens-t’en, j’ai logé moi-même dans les cages du Roi, à Oodeypore.
— Une, deux, trois, quatre pistes, dit Mowgli, en se penchant sur les cendres. Quatre pistes d’hommes aux pieds chaussés. Ils ne vont pas aussi vite que les Gonds. Mais quel mal leur avait fait le petit homme des bois ? Vois, ils ont parlé ensemble, tous les cinq, debout, avant de le tuer. Bagheera, retournons. Mon cœur est lourd en moi, quoiqu’il danse de haut en bas comme un nid de loriot au bout de sa branche.
— C’est mauvaise chasse que de laisser gibier sur piste. Suivons ! dit la Panthère. Ces huit pieds chaussés ne sont pas allés loin.
Ils ne parlèrent plus pendant une grande heure, tandis qu’ils relevaient la large voie des quatre hommes.
Le soleil était déjà clair et chaud lorsque Bagheera dit :
— Je sens de la fumée.
— Les hommes ont toujours plus envie de manger que de courir, répondit Mowgli, en décrivant des lacets parmi les buissons ras de la nouvelle Jungle qu’ils étaient en train d’explorer.
Bagheera, un peu sur la gauche, fit entendre un indescriptible bruit de gorge.
— En voici un qui ne mangera plus, dit-elle.
Un paquet de vêtements aux couleurs vives gisait en tas sous un buisson, et, alentour, de la farine s’était répandue.
— Cela a été fait à l’aide du bambou, dit Mowgli. Regarde ! Cette poudre blanche est ce que les hommes mangent. Ils ont pris sa proie à celui-là — il portait leurs vivres — et ils l’ont livré comme proie lui-même à Chil le Vautour.
— C’est le troisième, dit Bagheera.
— J’irai porter de grosses grenouilles fraîches au Père des Cobras pour l’engraisser, se dit Mowgli. Cette chose qui boit le sang d’éléphant, c’est la Mort même, et, cependant, je ne comprends toujours pas !
— Suivons, dit Bagheera.
Ils n’avaient pas fait un mille de plus qu’ils entendirent Ko, le Corbeau, en train de chanter un chant de mort au sommet d’un tamaris, à l’ombre duquel trois hommes étaient couchés. Un feu mourant fumait au centre du cercle, sous un plat de fer qui contenait une galette noircie et brûlée de pain sans levain. Près du feu gisait flamboyant au soleil l’ankus de rubis et de turquoises.
— La chose va vite en besogne. Tout se termine ici, dit Bagheera. Comment ceux-ci sont-ils morts, Mowgli ? Ils ne portent ni marque ni meurtrissure.
Un habitant de jungle arrive à en savoir, par expérience, aussi long que la plupart des médecins sur les plantes et les baies vénéneuses. Mowgli flaira la fumée qui montait du feu, rompit un morceau de pain noirci, le goûta, et, le recrachant :
— La pomme de mort, toussa-t-il. Le premier a dû la mêler aux aliments destinés à ceux qui l’ont tué comme ils avaient tué d’abord le Gond.
— Bonne chasse, en vérité ! Les meurtres se suivent de près, dit Bagheera.
La « pomme de mort » est le nom que la Jungle donne à la pomme épineuse ou datura, le poison le plus prompt de toute l’Inde.
— Et quoi, maintenant ? dit la Panthère. Allons-nous nous entre-tuer, toi et moi, pour cet égorgeur à l’œil rouge, là-bas ?
— Parle-t-il ? murmura Mowgli. L’ai-je offensé en le jetant ? Entre nous deux il ne peut faire de mal, car nous n’avons pas les mêmes désirs que les hommes. Si on le laisse ici, il continuera certainement à tuer les hommes, l’un après l’autre, aussi vite que les noix tombent par le grand vent. Je ne souhaiterais pas cependant les voir mourir six par nuit.
— Qu’importe ! Ce ne sont que des hommes. Ils se sont entre-tués, et ils ont été contents, dit Bagheera. Le premier petit homme des bois chassait bien.
— Ce n’en sont pas moins des enfants, et un enfant se noierait pour mordre un rayon de lune dans l’eau. Toute la faute est à moi, dit Mowgli, qui parlait comme s’il savait le fond de toutes choses. Je n’apporterai plus jamais de choses étrangères dans la Jungle, fussent-elles aussi belles que des fleurs. Ceci — il souleva l’ankus avec méfiance — va retourner au Père des Cobras. Mais il faut d’abord que nous fassions un somme, et nous ne pouvons nous coucher auprès de ces dormeurs-là. Il nous faut aussi l’enterrer, lui, de peur qu’il ne se sauve et n’en tue six encore. Creuse-moi un trou sous cet arbre.
— Mais, Petit Frère, dit Bagheera, en se dirigeant vers l’endroit indiqué, je t’assure que ce n’est pas sa faute, à ce buveur de sang. Tout le mal vient des hommes.
— C’est tout un, répondit Mowgli. Creuse le trou profond. Lorsque nous nous réveillerons, je le reprendrai pour le rapporter.
Deux nuits plus tard, tandis que le Cobra Blanc honteux, spolié, solitaire, roulait des pensées de deuil dans les ténèbres du caveau, l’ankus de turquoises vola en sifflant par le trou du mur, et s’abattit avec fracas sur la couche de monnaies d’or.
— Père des Cobras, dit Mowgli (il avait soin de rester de l’autre côté du mur), tâche de trouver dans ton peuple quelqu’un de jeune et de bien armé qui t’aide à garder le Trésor du Roi, afin que nul homme ne sorte plus vivant d’ici.
— Ah ! ah ! ainsi, le voilà de retour. Je l’avais bien dit, que c’était la Mort. Comment se fait-il que tu sois encore vivant ? marmotta le vieux Cobra, en s’enroulant amoureusement autour du manche de l’ankus.
— Par le Taureau qui me racheta, je n’en sais rien ! Cette chose a tué six fois en une nuit. Ne la laisse plus sortir.
LA CHANSON DU PETIT CHASSEUR
Mor le Paon, les Singes Gris dorment encor — tout est sombre,
Chil n’a point fauché le ciel sur cent brasses de longueur,
Par la Jungle doucement flotte un soupir, glisse une ombre —
C’est la peur, ô Petit Chasseur, c’est la Peur !
Doucement, dans la clairière, elle fuit, épie, espère,
Le murmure monte et s’étend, chuchoteur ;
Ton front se mouille et se glace, à l’instant ce bruit qui passe —
C’est la peur, ô Petit Chasseur, c’est la Peur !
Avant que du haut du mont la lune ait sabré la roche,
À l’heure où trempé, défait, s’égoutte le poil pleureur,
Écoute à travers la nuit : un souffle halète, approche —
C’est la Peur, ô Petit Chasseur, c’est la Peur !
À genoux, bande la corde ; qu'en sifflant la flèche morde ;
Plonge ta lance au fourré vide et moqueur ;
Ta main faiblit, se dénoue et le sang quitte ta joue —
C’est la Peur, ô Petit Chasseur, c’est la Peur !
Quand la trombe voit le ciel, quand le pin glisse et s’écroule,
Quand cingle et claque le fouet de l’ouragan aboyeur,
Dans les cuivres du tonnerre une voix plus haute roule —
C’est la Peur, ô Petit Chasseur, c’est la Peur !
La crue écume et s’encaisse, le bloc oscillant s’affaisse,
Chaque brin d’herbe est un spectre en la livide lueur,
Ta gorge sèche se scelle et ton cœur battant martèle :
C’est la Peur, ô Petit Chasseur, c’est la Peur !
(Fin)
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Le Second Livre de la Jungle. 1894
Rudyard Kipling.
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18/02/2008
Les « machins »
Deux beaux « machins » au sens gaullien du terme dans le bulletin de l’ordre de février que je viens juste de recevoir.
La spécialité de médecine générale (tout en bas de la page)
Revaloriser dans tous les sens du terme la filière « médecin générale », certes.
Mais commencer par une contorsion sémantique totalement vide de sens (accoler dans la même phrase "spécialité" et "générale") me semble de mauvais augure.
J’aime bien aussi cette phrase lourde de sous-entendus :
« Il est apparu discriminant de faire cohabiter sur un même territoire les nouveaux spécialistes en médecine générale et les anciens généralistes exerçant depuis plusieurs années. ».
Ah bon ? "Il est apparu", à qui ? (le passif a un emploi très commode, parfois)
Les médecins dits « généralistes » pourraient donc se sentir discriminés par les dits « spécialistes en médecine générale » ?
Pour quelle raison ?
La sémantique aurait donc un tel pouvoir ?
A quelle heure l’enseignement de la médecine s’est tellement amélioré que les « généralistes » pourraient se sentir « discriminés » ?
Je m'en fiche, me direz-vous. Et bien, pas tant que cela.
A quelle heure l'enseignement médical aura tellement fait de progrès, qu'il faudra nommer des "spécialistes en médecine spécialisée"?
Et y aurais-je droit, au risque de me sentir, moi aussi discriminé ?
Dois-je encore parler aux proches qui ne sont plus que "simples médecins généralistes" ? Je le ferai, car j'ai l'esprit ouvert et je suis tolérant. J'aurais même le courage de dire au cours des dîners en ville "Que j'ai un ami médecin généraliste". Et toute la tablée me regardera avec admiration ou dégoût.
Et les sous ? Problème certes très secondaire, dans cette histoire...
Et bien, le Conseil, que nous élisons en ce moment, s’en lave opportunément les mains dans le dernier paragraphe, mais vous soutient totalement, Il est entièrement derrière vous.
Je veux, j’exige d’avoir la qualification de général de médecine spécialisée (et la rétribution qui va avec) !
Ne rigolez pas, j'y ai droit. Je fais une EPP qui me distingue des autres mauvais médecins (les mêmes que ceux qui n'auront pas droit à leur nouveau colifichet ordinal car ils n'auront pas satisfait aux fameux critères "...pas opposables car ils ne sont pas légalement obligatoires...").
- Médecin,
- Médecins généralistes et médecins spécialistes,
- Médecins généralistes, médecins spécialistes en médecine générale, médecins spécialistes,
- ...
Cette dérive de type "grades dans l'armée mexicaine" en dit long sur la dévaluation de notre statut de "médecin".
Hippocrate, réveille toi! Ils sont tous devenus fous.
Le nom seul, est déjà ridicule (et dérisoire)....
13:00 Publié dans Médecine | Lien permanent | Commentaires (4)
L'ankus du roi (4)
Ils se retrouvèrent avec joie une fois de plus à la lumière du jour, et, lorsqu’ils furent rentrés dans leur propre Jungle, et que Mowgli fit étinceler l’ankus au soleil du matin, il se sentit presque aussi content que de la trouvaille d’un bouquet de fleurs nouvelles pour mettre dans sa chevelure.
— C’est encore plus brillant que les yeux de Bagheera, dit-il avec ravissement comme il faisait miroiter le rubis. Je le lui montrerai... Mais que voulait dire le Thuu en parlant de mort ?
— Je ne sais pas. Jusqu’au fin bout de ma queue je suis fâché que tu ne lui aies point fait tâter de ton couteau. Il y a toujours du mal aux Grottes Froides, sur terre et dessous. Mais j’ai faim maintenant. Chasses-tu avec moi, ce matin ? dit Kaa.
— Non ; il faut que Bagheera voie ceci. Bonne chasse !
Mowgli s’en alla, dansant, brandissant le grand ankus, et s’arrêtant de temps à autre pour l’admirer, jusqu’à la partie de la Jungle que Bagheera fréquentait de préférence ; et il la trouva en train de boire après une chasse un peu dure. Mowgli lui conta ses aventures depuis le commencement jusqu’à la fin, et Bagheera, entre-temps, reniflait l’ankus. Lorsque Mowgli en vint aux derniers mots du Cobra Blanc, Bagheera fit entendre un ronron approbateur.
— Alors le Capuchon Blanc a dit la vérité ? demanda Mowgli vivement.
— Je suis née dans les cages du Roi, à Oodeypore, et je me flatte de connaître un peu l’Homme. Beaucoup d’hommes tueraient trois fois dans une seule nuit rien que pour cette pierre rouge.
— Mais la pierre ne fait qu’alourdir la chose à la main. Mon petit couteau brillant vaut bien mieux ; et vois ! la pierre rouge n’est pas bonne à manger. Alors, pourquoi tueraient-ils ?
— Mowgli, va dormir. Tu as vécu parmi les hommes, et...
— Je me souviens. Les hommes tuent parce qu’ils ne chassent pas — par oisiveté et pour le plaisir. Réveille-toi, Bagheera. Pour quel usage a-t-on fabriqué cette chose à pointe d’épine ?
Bagheera ouvrit à demi les yeux — elle avait une grande envie de dormir — en un clignement malicieux.
— Les hommes l’ont fabriquée pour l’enfoncer dans la tête des fils de Hathi, afin que le sang coule. J’ai vu cela dans les rues d’Oodeypore, devant nos cages. Cette chose a goûté au sang de beaucoup d’éléphants comme Hathi.
— Mais pourquoi l’enfoncent-ils dans la tête des éléphants ?
— Pour leur apprendre la Loi des Hommes. N’ayant ni griffes ni dents, les hommes fabriquent ces choses — et de pires encore.
— Toujours du sang quand on approche le Clan des Hommes ou seulement leur ouvrage ! dit Mowgli avec dégoût.
Le poids de l’ankus commençait à le fatiguer.
— Si j’avais su cela, je ne l’aurais pas pris. D’abord le sang de Messua sur ses liens, et maintenant celui de Hathi. Je ne veux plus m’en servir. Regarde !
L’ankus vola parmi des étincelles, et s’enterra lui-même, la pointe en bas à cinquante mètres de là parmi les arbres.
— De cette façon, mes mains sont lavées de la mort, dit Mowgli en frottant ses mains sur la terre humide et fraîche. Le Thuu a dit que la Mort me suivrait. Il est vieux, il est blanc et il est fou.
— Blanc ou noir, mort ou vie, moi, je vais dormir, Petit Frère. Je ne peux pas chasser toute la nuit et hurler tout le jour, comme certaines gens.
Bagheera s’en alla vers un gîte d’affût de sa connaissance, à environ deux milles de là. Mowgli grimpa sans peine sur un arbre commode, noua trois ou quatre lianes ensemble, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, se balançait dans un hamac à cinquante pieds du sol. Bien qu’il n’eût pas d’objections positives contre le grand jour, Mowgli suivait la coutume de ses amis, et en usait le moins possible. Lorsqu’il s’éveilla parmi les bruyantes peuplades qui vivent dans les arbres, c’était de nouveau le crépuscule, et il venait de rêver aux beaux cailloux qu’il avait jetés.
— Il faut au moins que je revoie la chose, dit-il.
Et il se laissa glisser le long d’une liane jusqu’à terre ; mais Bagheera était devant lui. Mowgli put l’entendre flairer dans le demi-jour.
— Où est la chose à pointe d’épine ? cria Mowgli.
— Un homme l’a prise. Voici sa trace.
— Nous allons voir maintenant si le Thuu dit vrai. Si la chose pointue est la Mort, cet homme-là mourra. Suivons.
— Il faut tuer d’abord, dit Bagheera. À ventre vide, œil négligent. Les hommes vont très lentement, et la Jungle est assez humide pour garder la plus légère empreinte.
Ils tuèrent aussitôt que possible, mais il ne s’écoula pas moins de trois heures avant qu’ils eussent fini leur repas, bu à leur soif, et pris la piste pour de bon. Le Peuple de la Jungle sait que rien ne répare le dommage d’un repas bousculé.
— Penses-tu que la chose pointue va se retourner dans la main de l’homme pour le tuer ? demanda Mowgli. Le Thuu a dit que c’était la Mort.
— Nous verrons cela quand nous y serons, dit Bagheera, en trottant la tête basse. C’est un pied seul (elle voulait dire qu’il n’y avait qu’un homme), et le poids de la chose a imprimé son talon profondément dans la terre.
— Oui ! Cela se voit aussi bien qu’un éclair de chaleur, répondit Mowgli.
Et ils prirent l’allure vite et hachée du trot de chasse, à travers le clair de lune et les taches d’ombre, en suivant les empreintes de ces deux pieds nus.
— À présent il court vite, dit Mowgli. Les orteils sont écartés.
Ils continuèrent leur course sur un terrain détrempé.
— À présent, pourquoi tourne-t-il ici tout à coup ?
— Attends ! dit Bagheera.
Et un bond superbe l’emporta aussi loin que possible en avant. La première chose à faire lorsqu’une piste cesse d’être claire, c’est de se jeter en avant, d’un seul coup, sans la brouiller davantage de ses propres empreintes. Bagheera, en touchant terre, se retourna et fit face à Mowgli, en criant :
— Voici une autre piste qui vient à sa rencontre. C’est un pied plus petit, cette seconde trace, et les orteils tournent en dedans.
Mowgli accourut et regarda.
— Le pied d’un chasseur Gond, dit-il. Regarde ! Ici, il a traîné son arc sur l’herbe. Voilà ce qui explique pourquoi la première piste avait tourné si brusquement. Le Grand Pied voulait se cacher du Petit Pied.
— C’est vrai, dit Bagheera. Éh bien ! De peur de brouiller les empreintes en croisant nos foulées, suivons chacun une piste. Je suis le Grand Pied, Petit Frère, et toi, tu es le Petit Pied, le Gond.
Bagheera retourna d’un bond à la première piste, laissant Mowgli penché sur la curieuse trace aux orteils en dedans du petit sauvage des bois.
— Maintenant, dit Bagheera, en avançant pas à pas le long de la chaîne que formaient les empreintes, moi, le Grand Pied, je tourne ici. Puis, je me cache derrière un rocher, et me tiens immobile, sans oser changer mes pieds de place. Crie-moi ta voie, Petit Frère.
— Maintenant, moi, le Petit Pied, j’arrive au rocher, dit Mowgli, en remontant rapidement sa piste. Puis je m’assois sous le rocher, appuyé sur ma main droite, et mon arc entre les orteils. J’attends longtemps, car la marque de mes pieds, ici, est profonde.
— Moi aussi, dit Bagheera, derrière le rocher, j’attends, en laissant reposer le bout de la chose à pointe d’épine sur une pierre. Elle glisse, car voici sur la pierre une égratignure. Crie ta voie, Petit Frère.
— Une, deux petites branches et une grosse, ici brisées, dit Mowgli à demi-voix. Mais comment expliquer cela ! Ah ! c’est clair maintenant. Moi, le Petit Pied, je m’en vais en faisant du bruit et en piétinant, pour que le Grand Pied m’entende.
Il s’éloigna du rocher, pas à pas, parmi les arbres, en élevant la voix, selon la distance, à mesure qu’il approchait d’une petite cascade.
— Je — m’en vais — très loin — là-bas — où — le — bruit — de — l’eau — qui tombe — couvre — le — bruit — que je — fais ; et — ici — j’attends. Crie ta trace, Bagheera, Grand Pied !
La Panthère avait sondé le bois dans toutes les directions pour voir comment la trace du Grand Pied l’éloignait du revers du rocher. Enfin, elle donna de sa voix.
— J’arrive de derrière le rocher sur les genoux en traînant la chose à pointe d’épine. Ne voyant personne, je cours. Moi, le Grand Pied, je cours très vite. La trace est claire. Que chacun de nous suive la sienne. Je cours toujours.
Bagheera bondit le long des nettes empreintes, et Mowgli suivit les pas du Gond. Pour un moment, il n’y eut que silence dans la Jungle.
— Où es-tu, Petit Pied ? cria Bagheera.
La voix de Mowgli lui répondit à cinquante mètres à peine sur la droite.
— Hum ! dit la Panthère avec une toux grave. Tous deux coururent l’un à côté de l’autre en se rapprochant.
Ils galopèrent encore un demi-mille, en gardant toujours à peu près la même distance, jusqu’à ce que Mowgli, dont la tête n’était pas aussi près de terre que celle de Bagheera, criât :
— Ils se sont rencontrés. Bonne chasse, regarde ! Ici se tenait le Petit Pied, son genou sur un rocher, et là-bas est le Grand Pied.
À dix mètres à peine, en face d’eux, étendu en travers d’un monceau de pierrailles, gisait le corps d’un villageois du district, le dos et le flanc transpercés par la petite flèche empennée d’un Gond.
(A suivre…)
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Le Second Livre de la Jungle. 1894
Rudyard Kipling.
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