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23/05/2008

Rikki-tikki-tavi (5)

Teddy, sa mère et son père étaient là, devant leur déjeuner du matin. Mais Rikki-tikki vit qu'ils ne mangeaient rien. Ils se tenaient dans une immobilité de pierre, et leurs visages étaient blancs. Nagaina enroulée sur la natte, près de la chaise de Teddy, à distance commode pour atteindre la jambe nue du jeune garçon, se balançait de-ci, de-là, en chantant un chant de triomphe.

— Fils de l'homme qui a tué Nag, sifflait-elle, reste tranquille… Je ne suis pas encore prête… Attends un peu… Restez bien immobiles tous trois ! Si vous bougez je frappe… et si vous ne bougez pas, je frappe encore… Oh ! insensés, qui avez tué mon Nag !

Les yeux de Teddy restaient fixés sur son père, et tout ce que son père pouvait faire était de murmurer :

— Reste tranquille, Teddy… Il ne faut pas bouger… Teddy, reste tranquille.

C'est alors que Rikki-tikki arriva et cria :

— Retournez-vous, Nagaina ; retournez-vous, et en garde !

— Chaque chose en son temps, dit-elle, sans remuer les yeux. Je réglerai tout à l'heure mon compte avec vous. Regardez vos amis, Rikki-tikki. Ils sont immobiles et blancs… Ils sont épouvantés… Ils n'osent bouger… Et, si vous approchez d'un pas, je frappe.

— Allez regarder vos œufs, dit Rikki, dans la melonnière près du mur. Allez voir, Nagaina !

Le grand serpent se retourna à demi, et vit l'œuf sur le sol de la véranda.

— Ah… h ! Donnez-le-moi, dit-elle.

Rikki-tikki posa ses pattes de chaque côté de l'œuf, tandis que ses yeux devenaient rouge sang.

— Quel prix pour un œuf de serpent ?… Pour un jeune cobra ?… Pour un jeune roi-cobra ?… Pour le dernier… le dernier des derniers de la couvée ? Les fourmis sont en train de manger tous les autres par terre près des melons.

Nagaina pirouetta sur elle-même, oubliant tout le reste pour le salut de l'œuf unique ; et Rikki-tikki vit le père de Teddy avancer rapidement une large main, saisir Teddy par l'épaule et l'enlever par-dessus la table et les tasses à thé, à l'abri et hors de portée de Nagaina.

— Volée ! Volée ! Volée ! Rikk-tck-tchk ! gloussa Tikki-tikki triomphant. L'enfant est sauf, et c'est moi… moi… moi… qui mordis Nag au capuchon, la nuit dernière, dans la salle de bains.

Puis il se mit à sauter de tous côtés, des quatre pattes ensemble, revenant raser le sol de la tête.

— Il m'a jeté de côté et d'autre, mais il n'a pas pu me faire lâcher prise. Il était mort avant que l'homme l'ait coupé en deux… C'est moi qui ai fait cela ! Rikki-tikki-tchk-tchk !… Par ici, Nagaina. Par ici et garde à vous ! Vous ne serez pas longtemps veuve.

Nagaina vit qu'elle avait perdu toute chance de tuer Teddy, et l'œuf gisait entre les pattes de Rikki-tikki :

— Donnez-moi l'œuf, Rikki-tikki. Donnez-moi le dernier de mes œufs, et je m'en irai pour ne plus jamais revenir, dit-elle, en baissant son capuchon.

— Oui, vous vous en irez et vous ne reviendrez plus jamais ; car vous irez sur le fumier rejoindre Nag. En garde, la veuve ! L'homme est allé chercher son fusil ! En garde !

Rikki-tikki bondissait tout autour de Nagaina, en se tenant juste hors de portée des coups, ses petits yeux comme deux braises. Nagaina se replia sur elle-même et se jeta sur lui. Rikki-tikki fit un saut en l'air et retomba en arrière. Une fois, une autre, puis encore, elle voulut le frapper, mais à chaque reprise sa tête donnait avec un coup sourd contre la natte de la véranda, tandis qu'elle se rassemblait sur elle-même en spirale comme un ressort de montre. Puis Rikki-tikki dansa en cercle pour arriver derrière elle, et Nagaina tourna sur elle-même pour rester face à face avec lui… et sa queue sur la natte bruissait comme les feuilles sèches au vent.

Rikki-tikki avait oublié l'œuf. Il gisait encore sous la véranda et Nagaina s'en rapprochait peu à peu, jusqu'à ce qu'enfin, tandis que Rikki-tikki reprenait haleine, elle le saisît entre ses dents, filât vers les marches de la véranda et descendît le sentier comme une flèche, Rikki-tikki derrière elle.

Lorsque le cobra court pour sauver sa vie, il prend l'aspect d'une mèche de fouet qui cingle l'encolure d'un cheval. Rikki-tikki savait qu'il fallait la joindre, ou que tout serait à recommencer. Nagaina filait droit vers les longues herbes, près du buisson épineux et, tout en courant, Rikki-tikki entendit Darzee qui chantait toujours son absurde petit chant de triomphe. Mais la femme de Darzee, plus raisonnable, quitta son nid en voyant arriver Nagaina, et battit des ailes autour de sa tête. Avec l'aide de Darzee, ils auraient pu la faire retourner. Mais Nagaina ne fit que baisser son capuchon et continua sa route. Toutefois, cet instant de répit amena Rikki-tikki sur elle et, comme elle plongeait dans le trou de rat où elle et Nag avaient coutume de vivre, les petites dents blanches de Rikki-tikki se refermèrent sur sa queue, et il entra derrière elle. Or, très peu de mangoustes, quelles que soient leur sagesse et leur expérience, se soucieraient de suivre un cobra dans son trou. Il faisait noir, dans le trou ; et comment savoir s'il n'allait pas s'élargir et donner assez de place à Nagaina pour faire demi-tour et frapper ! Il tint bon, avec rage, les pieds écartés pour faire office de freins sur la pente sombre du terreau tiède et moite. Puis, l'herbe, autour de la bouche du trou, cessa de s'agiter, et Darzee dit :

— C'en est fini de Rikki-tikki ! Il nous faut chanter son chant de mort… Le vaillant Rikki est mort !… Car Nagaina le tuera sûrement sous terre.

C'est pourquoi il entonna une chanson des plus lugubres, improvisée sous le coup de l'émotion. Et, comme il arrivait juste à l'endroit le plus touchant, l'herbe bougea de nouveau et Rikki-tikki, couvert de terre, se traîna hors du trou, une jambe après l'autre, en se léchant les moustaches. Darzee s'arrêta avec un petit cri de surprise. Rikki-tikki secoua un peu la poussière qui tachait sa fourrure et éternua.

— C'est fini, dit-il. La veuve ne reviendra plus jamais.

Et les fourmis rouges, qui habitent parmi les tiges d'herbe, l'entendirent et descendirent en longues processions pour voir s'il disait vrai.

Rikki-tikki se pelotonna sur lui-même dans l'herbe et dormit sur place… dormit, dormit jusqu'à une heure tardive de l'après-midi, car sa journée de travail avait été dure.

— Maintenant, dit-il, quand il se réveilla, je vais rentrer à la maison. Racontez au Chaudronnier, Darzee, pour qu'il le raconte au jardin, que Nagaina est morte.

La Chaudronnier est un oiseau qui fait un bruit tout semblable au coup d'un petit marteau sur un vase de cuivre ; et s'il fait toujours ce bruit, c'est qu'il est le crieur public de tout jardin hindou, et qu'il raconte les nouvelles à ceux qui veulent bien l'entendre.

Lorsque Rikki-tikki remonta le sentier, il l'entendit préluder par les notes de son « garde-à-vous », on eût dit un de ces petits gongs sur lesquels on annonce le dîner ; puis sonna le monotone « Ding-dong-tock ! Nag est mort… dong ! Nagaina est morte ! Ding-dong-tock ! » À ce signal, tous les oiseaux se mirent à chanter dans le jardin, et les grenouilles à coasser ; car Nag et Nagaina avaient coutume de manger les grenouilles aussi bien que les oiseaux.

Lorsque Rikki regagna la maison, Teddy, la mère de Teddy (les joues très blanches encore, car elle s'était évanouie) et le père de Teddy sortirent à sa rencontre, et faillirent pleurer d'attendrissement en l'embrassant. Ce soir-là, il mangea tout ce qu'on lui donna, jusqu'à ne pouvoir manger davantage, et il alla au lit, perché sur l'épaule de Teddy, où la mère de Teddy le trouva encore en revenant plus tard, pendant le cours de la nuit.

— Il nous a sauvé la vie et celle de notre fils, dit-elle à son mari. Est-ce croyable ?… Il nous a sauvé la vie à tous !

Rikki-tikki se réveilla en sursaut, car les mangoustes ne dorment que d'un œil.

— Oh ! c'est vous ! dit-il. De quoi vous tourmentez-vous ? Tous les cobras sont morts ; et s'il en reste…, je suis là.

Rikki-tikki pouvait à bon droit être fier de sa victoire ; mais il n'abusa pas de son droit, et il garda ce jardin, dorénavant, en vraie mangouste… de la dent et du jarret, si bien que jamais cobra n'osa montrer la tête dans l'enceinte des murs.

 

(Fin)

Le livre de la Jungle 1894

Rudyard Kipling.

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22/05/2008

Rikki-tikki-tavi (4)

Le lendemain matin, il était fort raide, mais très content de ses hauts faits.

— Maintenant, j'ai Nagaina à régler, et ce sera pire que cinq Nags ; en outre, qui sait quand les œufs dont elle a parlé vont éclore… Bonté divine ! Il faut que j'aille voir Darzee, dit-il.

Sans attendre le déjeuner, Rikki-tikki courut au buisson épineux où Darzee, à pleine voix, chantait un chant de triomphe. La nouvelle de la mort de Nag avait fait le tour du jardin, car le balayeur avait jeté le corps sur le fumier.

— Oh ! sotte touffe de plumes, dit Rikki-tikki avec colère. Est-ce le moment de chanter ?

— Nag est mort… est mort… est mort ! chanta Darzee. Le vaillant Rikki-tikki l'a saisi par la tête et n'a point lâché. L'homme a apporté le bâton qui fait boum, et Nag est tombé en deux morceaux ! Il recommencera plus à manger mes bébés.

— Tout cela est assez vrai ! Mais où est Nagaina ? demanda Rikki-tikki, en regardant soigneusement autour de lui.

— Nagaina est venue au conduit de la salle de bains pour appeler Nag, continua Darzee ; et Nag est sorti sur le bout d'un bâton… le balayeur l'a ramassé au bout d'un bâton, et l'a jeté sur le fumier !… Chantons le grand Rikki-tikki à l'œil rouge !

Et Darzee enfla son gosier et chanta.

— Si je pouvais atteindre à votre nid, je jetterais vos bébés dehors ! dit Rikki-tikki. Chaque chose en son temps. Vous êtes là dans votre nid, à peu près en sûreté, mais ici, en bas, c'est pour moi la guerre. Arrêtez-vous pour une minute de chanter, Darzee.

— Pour l'amour du grand, du beau Rikki-tikki, je vais m'arrêter, répondit Darzee… Qu'y a-t-il, ô Tueur du terrible Nag ?

— Pour la troisième fois, où est Nagaina ?

— Sur le fumier, près des écuries, menant le deuil de Nag… Glorieux est Rikki-tikki, le héros aux blanches dents.

— Au diable mes dents blanches ! avez-vous jamais ouï dire où elle garde ses œufs ?

— Dans la melonnière, au bout, tout près du mur, à l'endroit où le soleil tape presque tout le jour. Il y a des semaines qu'elle les a cachés là.

— Et vous n'avez jamais pensé que cela valût la peine de me le dire ?… Au bout, tout près du mur, dites-vous ?

— Rikki-tikki… vous n'allez pas manger ses œufs ?

— Pas exactement les manger ; non… Darzee, s'il vous reste un grain de bon sens, vous allez voler aux écuries, faire semblant d'avoir une aile cassée, et laisser Nagaina vous donner la chasse jusqu'à ce buisson. Il me faut aller à la melonnière, et si j'y allais maintenant, elle me verrait.

Darzee était un petit compère dont la cervelle emplumée ne pouvait tenir plus d'une idée à la fois ; et sachant que les enfants de Nagaina naissaient dans des œufs, comme les siens, il ne lui semblait pas, à première vue, qu'il fût juste de les détruire. Mais sa femme était oiseau raisonnable, elle savait que les œufs de cobra voulaient dire de jeunes cobras un peu plus tard ; aussi s'envola-t-elle du nid, et laissa-t-elle Darzee tenir chaud aux bébés et continuer sa chanson sur la mort de Nag. Darzee, en quelques points, ressemblait beaucoup aux hommes.

Elle se mit à voleter près du fumier, sous le nez de Nagaina, et à gémir :

— Oh ! j'ai l'aile cassée !… Le petit garçon de la maison m'a jeté une pierre et l'a cassée.

Et de voleter plus désespérément que jamais.

Nagaina leva la tête et siffla :

— C'est vous qui avez averti Rikki-tikki quand je voulais le tuer. Sans mentir, vous avez mal choisi l'endroit pour boiter.

Et elle se dirigea vers la femme de Darzee en glissant sur la poussière.

— Le petit garçon l'a cassée d'un coup de pierre ! cria d'une voix perçante la femme de Darzee.

— Eh bien ! cela peut-être vous consolera, quand vous serez morte, de savoir que je vais régler aussi mes comptes avec le petit garçon. Mon mari gît sur le fumier ce matin, mais, avant la nuit, le petit garçon sera couché très tranquille dans la maison… À quoi bon courir ? Je suis sûre de vous attraper… Petite sotte, regardez-moi !

La femme de Darzee en savait trop pour faire pareille chose. Car une fois que les yeux d'un oiseau rencontrent ceux d'un serpent, il est pris d'une telle peur qu'il ne peut plus bouger. La femme de Darzee, en pépiant douloureusement, continua de voleter, sans quitter le sol, et Nagaina pressa l'allure.

Rikki-tikki les entendit remonter le sentier qui les éloignait des écuries, et galopa vers l'extrémité de la planche de melons au pied du mur. Là, dans la chaude litière, au-dessus des melons, il trouva, habilement cachés, vingt-cinq œufs de la grosseur à peu près des œufs de la poule de Bantam, mais avec des peaux blanchâtres en guise de coquilles.

— Je ne suis pas arrivé un jour trop tôt, dit-il.

Car il pouvait voir des jeunes cobras roulés dans l'intérieur de la peau, et il savait que, dès l'instant où ils éclosent, ils peuvent chacun tuer son homme non moins que sa mangouste. Il détacha d'un coup de dent les bouts des œufs, dare-dare, en prenant soin d'écraser les jeunes cobras, et en retournant de temps en temps la litière pour voir s'il n'en omettait aucun. À la fin, il ne resta plus que trois œufs et Rikki-tikki commençait à rire dans sa barbe, quand il entendit la femme de Darzee crier à tue-tête :

— Rikki-tikki, j'ai conduit Nagaina du côté de la maison…, elle est entrée sous la véranda, et… oh ! venez vite… elle veut tuer !

Rikki-tikki écrasa deux œufs, redégringola de la melonnière avec le troisième œuf dans sa gueule et se précipita vers la véranda aussi vite que ses pattes pouvaient le porter.

(A suivre…)

Le livre de la Jungle 1894

Rudyard Kipling.

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21/05/2008

Rikki-tikki-tavi (3)

Ce soir-là, en se faufilant parmi les verres sur la table, il lui eût été facile de se bourrer de bonnes choses trois fois plus que de raison, mais il avait Nag et Nagaina présents à la mémoire, et malgré tout l'agrément d'être flatté et choyé par la mère de Teddy, et de rester sur l'épaule de Teddy, ses yeux devenaient rouges tout à coup, et il poussait son long cri de guerre : Rikk-tikk-tikki-tikki-tchk !

Teddy l'emmena coucher et insista pour qu'il dormît sous son menton. Rikki-tikki était trop bien élevé pour mordre ou égratigner. Mais il s'en alla, aussitôt Teddy endormi, faire sa ronde de nuit autour de la maison et, dans l'obscurité, se heurta, en courant, contre Chuchundra, le rat musqué, qui se coulait le long du mur.

Chuchundra est une petite bête au cœur brisé. Il pleurniche et pépie toute la nuit, en essayant de se remonter le moral pour courir au milieu des chambres ; mais jamais il n'y parvient.

— Ne me tuez pas, dit Chuchundra, presque en pleurant. Rikki-tikki, ne me tuez pas !

— Crois-tu qu'un tueur de serpents tue des rats musqués ? dit Rikki-tikki avec mépris.

— Ceux qui tuent les serpents seront tués par les serpents, dit Chuchundra, plus lamentable que jamais. Et comment être sûr que Nag ne me prendra pas pour vous, quelque nuit sombre ?

— Il n'y a pas le moindre danger, dit Rikki-tikki, car Nag est dans le jardin, et je sais que tu n'y vas pas.

— Mon cousin Chua, le rat, m'a raconté…, commença Chuchundra.

Et alors, il s'arrêta.

— Raconté quoi ?

— Chut ! Nag est partout, Rikki-tikki. Vous auriez dû parler à Chua dans le jardin.

— Je ne lui ai pas parlé… Donc, il faut me dire. Vite, Chuchundra, ou je vais te mordre !

Chuchundra s'assit, et pleura au point que les larmes coulaient le long de ses moustaches.

— Je suis un très pauvre homme, sanglota-t-il. Je n'ai jamais assez de courage pour trotter au milieu des chambres… Chut ! Je n'ai besoin de rien vous dire… N'entendez-vous pas, Rikki-tikki ?

Rikki-tikki prêta l'oreille. La maison était aussi tranquille que possible, mais il lui sembla distinguer un imperceptible cra-cra… un bruit aussi léger que celui d'une guêpe marchant sur un carreau de vitre… un crissement sec d'écailles sur la brique.

— C'est Nag ou Nagaina, se dit-il, qui rampe par le conduit de la salle de bains… Tu as raison, Chuchundra, j aurais dû parler à Chua.

Il se glissa dans la salle de bains de Teddy, mais il n'y trouva personne, puis, dans la salle de bains de la mère de Teddy. Au bas du mur crépi de plâtre, une brique avait été enlevée pour le passage d'une conduite d'eau, et, au moment où Rikki-tikki s'introduisait dans la pièce, le long de l'espèce de margelle en maçonnerie où la baignoire était posée, il entendit Nag et Nagaina chuchoter dehors au clair de lune :

— Quand la maison sera vide, disait à son mari Nagaina, il faudra bien qu'il s'en aille ; alors, nous rentrerons en possession du jardin. Entrez tout doucement et souvenez-vous que l'homme qui a tué Karait est la première personne à mordre. Puis, revenez me dire ce qu'il en advient, et nous ferons ensemble la chasse à Rikki-tikki.

— Mais êtes-vous sûre qu'il y a quelque chose à gagner en tuant les gens ? demanda Nag.

— Tout à gagner. Quand personne n'habitait le bungalow, avions-nous une mangouste dans le jardin ? Tant que le bungalow reste vide, nous sommes roi et reine du jardin ; et souvenez-vous qu'aussitôt nos œufs éclos dans la melonnière… demain peut-être… nos enfants auront besoin de place et de paix.

— Je n'y songeais pas, dit Nag. J'y vais, mais il est inutile de faire la chasse à Rikki-tikki ensuite. Je tuerai l'homme et sa femme, puis l'enfant si je peux, et partirai sans bruit. Alors, le bungalow sera vide, et Rikki-tikki s'en ira.

Rikki-tikki tressaillit tout entier de rage et de haine en entendant cela. Puis il vit la tête de Nag sortir du conduit, suivie des cinq pieds de long de son corps écailleux et froid. Malgré sa colère, il eut cependant très peur en voyant la taille du grand cobra. Nag se couda, dressa la tête, et son regard parcourut la salle de bains, à travers l'obscurité où Rikki-tikki pouvait voir ses yeux luire.

— Si je le tue maintenant, à cette place, Nagaina le saura ; et d'autre part, si je lui livre bataille ouverte sur le plancher, l'avantage lui demeure… Que faire ? se dit Rikki-tikki.

Nag ondula de-ci de-là, et Rikki-tikki l'entendit boire dans la grosse jarre qui servait à remplir la baignoire.

— Voilà qui est bien, dit le serpent. Maintenant, lorsque Karait a été tué, l'homme avait un bâton. Il peut l'avoir encore ; mais, quand il viendra au bain, le matin, il ne l'aura pas. J'attendrai ici qu'il vienne… Nagaina… m'entendez-vous ?… Je vais attendre ici, au frais, jusqu'au jour.

Aucune réponse ne vint du dehors, d'où Rikki-tikki conclut que Nagaina était partie. Nag se replia sur lui-même, anneau par anneau, tout autour du fond bombé de la jarre, et Rikki-tikki se tint tranquille comme mort.

Au bout d'une heure, il commença d'avancer muscle à muscle, vers la jarre. Nag était endormi, et Rikki-tikki contempla son grand dos, se demandant quelle place offrirait la meilleure prise.

— Si je ne lui casse pas les reins au premier saut, se dit Rikki, il peut encore se battre ; et… s'il combat… ô Rikki !

Il considéra l'épaisseur du cou plus bas que le capuchon, c'en était trop pour ses mâchoires ; et une morsure près de la queue ne ferait que mettre Nag en fureur.

— Il faut que ce soit à la tête, dit-il enfin ; à la tête, au-dessus du capuchon ; et, quand une fois je le tiendrai par là, il ne faudra plus le lâcher.

Alors, il sauta. La tête reposait un peu en dehors de la jarre, sous la courbe de sa panse et, au moment où ses dents crochèrent, Rikki s'arc-bouta du dos à la convexité de la cruche d'argile pour clouer la tête à terre. Cela lui donna une seconde de prise qu'il employa de son mieux. Puis, il fut cogné de droite et de gauche comme un rat secoué par un chien — en avant et en arrière sur le sol, en haut et en bas, et en rond en grands cercles ; mais ses yeux étaient rouges et il tenait bon, tandis que le corps du serpent cinglait le plancher comme un fouet de charrue, renversant les ustensiles d'étain, la boîte à savon, la brosse à friction, et sonnait contre la paroi de métal de la baignoire. Tout en crochant, il resserrait l'étau de ses mâchoires, car il ne doutait pas d'être assommé et, pour l'honneur de la famille, il préférait qu'on le trouvât les dents fermées sur sa proie. Malade de vertige, moulu de coups, les chocs, lui semblait-il, allaient le mettre en pièces, lorsque, juste derrière lui, partit comme un coup de tonnerre ; une rafale brûlante lui fit perdre connaissance et une flamme lui roussit le poil. L'homme, réveillé par le bruit, avait déchargé les deux canons de son fusil sur Nag, juste derrière le capuchon.

Rikki-tikki, les yeux fermés, continuait à tenir bon, car à présent il était tout à fait certain d'être mort ; mais la tête ne bougeait plus et l'homme, le ramassant, dit :

— C'est encore la mangouste, Alice ; et c'est notre vie que le petit bonhomme a sauvée, cette fois.

Alors vint la mère de Teddy, le visage tout blanc, contempler ce qui restait de Nag ; et Rikki-tikki se traîna jusqu'à la chambre de Teddy, où il passa le reste de la nuit à se secouer délicatement pour se rendre compte s'il était vraiment brisé en quarante morceaux, comme il lui paraissait.

(A suivre…)

Le livre de la Jungle 1894

Rudyard Kipling.

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