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20/03/2005

Paroles de patients.

medium_doctor-strange-169-cgc-8.0.jpgRéponses d’un médecin le lendemain d’une garde difficile (ou grognon, un mauvais jour)

Docteur, quand je fais ça (il mime un geste assez peu naturel), j’ai mal à la poitrine.
Ben, ne le faites plus…

Bonjour Monsieur, pardon, Docteur…

Ce n’est pas grave, je suis né Monsieur, et je mourrai Docteur.

Docteur, je vais mourir ?
Oui.
Comme nous tous…

Docteur, c’est grave ?

Non, oui, ça dépens…

Docteur, désormais, je peux faire quoi ?

Tout, sauf sauter à l’élastique d’un pont, et devenir cascadeur.
Et j’oubliais, baiser….

Votre traitement, ça va marcher ?

Non, c’est pour ça que je vous le donne…

Je vais vous chercher les pouls [fémoraux]
Des poux?!
Vous me prenez pour qui, je suis propre moi...

19/03/2005

Premier choix.

medium_hopitalnord.jpgMon premier patron.
Un mégalomane cyclothymique.
Il déboulait le lundi matin en salle de staff, et le show commençait.
Une débauche de « tu vois, tu vois », des anglicismes à chaque phrase, un accent outre méditerranéen marqué, et l’acharnement d’un pitt-bull lorsqu’il s’en prenait à un interne//PH.

Lui à la place centrale, à gauche son infirmière de bloc (il est électrophysiologiste), à sa droite un vide, puis de façon symétrique autour de la table en U : les deux PH, les deux internes, les deux chefs, un médecin roumain (Constantin) et une IMG (Priscilia, je ne me souviens pas de son nom, mais c’était une salope), et deux vieux vacataires, piliers du service (pour les visualiser, imaginez les vieux du Muppet Show, et leurs remarques laconiques lapidaires).

Le patron est connu aux Etats-Unis (pardon, les « States »), et a plus publié que l’ensemble des autres cardiologues hospitaliers de la ville (c’est dire le niveau de la cardiologie locale). Il fréquente tous les grands noms de la cardiologie mondiale, et les prénomme volontiers : Eugène, Gunther, Alain…
Son ego est surdimensionné (« je suis sur le site des World Medical Leaders », « Quand Bush [père] a fait sa fibrillation auriculaire, c’est moi qu’on a appelé en premier, tu vois »).
Son intelligence est aussi vive que ses doigts sont engourdis, ses explorations électrophysiologiques se terminant assez souvent en boucherie (« j’ai eu très mal, et j’ai un gros hématome, mais le Professeur m’a dit que mon cas était exceptionnel »…).
Il avait des aphorismes fulgurants lorsqu’il voulait clouer au pilori une victime :

- « Quand on ne sait pas skier, on va pas à Nagano », à une médecin tunisienne, qui posait une question un peu pointue (c’étaient alors les JO de Nagano).

- « Follow the Beef ». Chercher l’intérêt, sa phrase favorite.

- « Tu ne peux pas te faire remplacer par lui, ce serait mettre le borgne à la place de l’aveugle » à Priscilia qui voulait partir à un séminaire, et se faire remplacer par Constantin. Il avait parfaitement raison sur ce coup, et mon co-interne et moi avons alors eu un petit frisson d’extase.

- « Les infirmières, couche avec elles si tu veux, mais ne les tutoie pas, et fais toi appeler Docteur Passmore ». A moi qui tutoyais, et me faisais tutoyer par l’équipe infirmière. J’ai suivi son premier conseil à la lettre.

- « Tu es nul, nul, je vais te démonter un par un » à un pauvre interne qui lui récitait correctement les signes cardinaux d’une pathologie rare (Notre patron haïssait le médecin contemporain qui les avaient décrits : « il est petit, gros, même pas cardiologue et porte un nœud papillon »).

- « Tu es nul, tu ne sais rien, je vais le dire à ton père, il ne faut pas persévérer quand on est mauvais, abandonne la cardiologie, c’est pas pour toi » à mon co-interne (fils d’un chef de service da cardiologie), au cours du premier staff de notre premier choix d’interne (il est, et a toujours été un excellent cardiologue).

- « Regardez le Dr Constantin, il est habillé comme un médecin, quand on le voit, on le respecte». . Toujours en début de choix. Constantin était habillé à la dernière mode roumaine : costume marron, pattes d’éléphant, chemise à col en pointe, et cravate marron rayée de beige en pelle à tarte. C’est le plus mauvais médecin que j’ai rencontré. Gentil, cultivé, mais dramatique, et surtout d’une paresse lémurienne (au bout de trois ans de cardio, son niveau était toujours abyssal). Sa persévérance a payé, car en dépit de nombreuses interdictions de prescription au cours de sa formation (par ses patrons successifs), il est actuellement praticien hospitalier dans un hôpital du sud de la France.

- « Vous devriez acheter une Mercedes, et avoir une carte American-Express, comme moi, ce sont les meilleurs moyens pour voyager tranquille ». A mon co-interne et moi, dans son bureau, quand il prenait un ton paternaliste (mon salaire mensuel d’alors: 7151.62 Frs).

- « Tu lu as fait une sérologie syphilitique ? ». A moi, après que je lui ai annoncé qu’un de ses patients avait un anévrysme de l’aorte thoracique ascendante de 60 mm de diamètre, c'est-à-dire à risque élevé de rupture. Le pire est qu’il ne voulait pas le faire opérer (alors que l’indication est formelle).

Ses histoires à dormir debout sont aussi mythiques :

« Tu vois, je campais avec ma famille au Québec, nous étions autour du feu, tu vois, et nous entendions les loups hurler, et se rapprocher. J’ai alors pris une batte de baseball pour défendre ma famille ».
Il concluait souverain :
« Tu vois, tu vois, les loups, eh ben, c’est beaucoup moins courageux qu’on le dit… ».

Les deux PH se détestaient, et voulaient la même chose, être agrégés. Ils courbaient donc la tête à chaque humiliation (quasi quotidienne) du patron. L’un des deux était fourbe, et se tapait Priscilia (nous l’avons appris à la fin du choix). Ce qui expliquait a posteriori qu’il nous humiliait le lendemain de conversations tenues en présence de Priscilia, ou nous étions assez sarcastiques envers lui.

Les deux internes : nous.
Une garde sur trois, un week-end sur deux (Constantin et Priscilia étant totalement inaptes). Nous nous sommes soutenus comme jamais je l’ai revu ensuite. Mon ami, mon frère d’armes, jamais je n’oublierai nos faits d’armes.

Les deux chefs : sympas et goguenards, ils souffraient finalement assez peu des foudres patronales. L’un d’eux fait de la coronarographie. Son premier infarctus fait seul de nuit (un infarctus inférieur) : il injecte la coronaire droite, dilate la lésion, et est tellement excité qu’il oublie de regarder les deux autres troncs artériels. Il s’est fait tailler par le PH de coronarographie le lendemain au staff (heureusement, le patron n’était pas là).

Constantin et Priscilia, déjà évoqués, dramatiques tous les deux. Constantin était le fils d’un apparatchik sous Ceausescu, il a donc réussi tous ses examens de médecine sans jamais rien faire. Priscilia ? Elle a du se taper tous ses profs depuis la P1 pour réussir.
Minijupe ras la touffe, elle rejetait toute ses erreurs sur le pauvre Constantin. Evidemment, elle bénéficiait d’une protection qui nous rendait fous, mon co-interne et moi.

Les deux vieux vacataires étaient très différents.
L’un, fin clinicien m’a appris à examiner un patient. J’aimais faire la visite avec lui, mais son enseignement et son bon sens étaient parasités par ses sempiternelles histoires de fesses (sempiternelles car constantes, et toujours les mêmes). Je pense qu’il en était au stade du souvenir, et il nous soulait parfois de la première à la dernière chambre.
L’autre posait les pacemakers du service, souvent le placard des services de cardiologie. Il avait eu son heure de gloire dans des temps immémoriaux. Il reprenait des gardes depuis une grève d’interne, véritable cure de jouvence lui rappelant ses jeunes années. Par contre, il avait totalement oublié comment gérer un patient. A toute question d’infirmière, il répondait invariablement « Faites comme d’habitude ». Une nuit, l’équipe infirmière a téléphoné à mon co-interne à la maison pour lui demander une prescription pour un patient. Du jamais vu, un interne dérangé à domicile pour confirmer les prescriptions d’un vieux PH…
Sa salle d’attente de consultation était unique : un enchevêtrement de fauteuils roulants avec des vieillards cacochymes porteurs de pacemakers, posés dessus.

L’équipe infirmière était en général compétente et sympa, à l’exception de Christiane.
Cette femme brune, cheveux bouclés, 45-50 ans, pachyderme sanglé de blanc arpentait en tanguant, toujours fatiguée, les couloirs de l’unité.
Trois anecdotes me reviennent à l’esprit.

Un dimanche matin, elle quitte son service, ivre, pour aller acheter des pizzas dans une ville voisine, en laissant l’aide soignante de son secteur seule.

Un autre jour, un infirmier m’interpelle :
« Lawrence, viens voir ça, tu ne vas pas me croire !
Je l’accompagne dans une chambre, ou est couché un homme âgé, implanté la veille d’un pacemaker. Comme parfois, le stimuliste avait mis un drain de redon pour éviter un hématome. Le pansement est normal, je suis le drain du regard, et je tombe, incrédule sur un tas de compresses compactées par un bout d’élastoplaste au bout du drain.
- ??
- C’est Christiane qui a mis ça…
- ???
- Elle n’a probablement pas trouvé de bocal de redon…
- !!!! »

Un jour, elle rentre dans l’office, s’affale sur une chaise, et raconte devant toute l’équipe :
« En rentrant chez moi hier, j’ai trouvé une cassette video sur la télé.
Je la mets dans le magnétoscope, et la regarde.
Je vois mon salon, avec le canapé sur lequel je suis assise, la lampe, et mes verres colorés de Murano.
Je suis surprise.
Je vois arriver mon fils aîné, nu comme un ver, décontracté.
Il s’assoit sur le canapé.
Puis vient le rejoindre une jeune femme inconnue, à poils.
Puis une deuxième, inconnue et nue elle aussi.
Puis la fiesta commence…. »

Vous vous demandez pourquoi cette calamité n’a pas été virée manu militari.
Par ignorance des cadres ?
Pas du tout, tout le monde était au courant, mais à chaque éventualité de sanction, elle menaçait de se suicider.
Donc on la laissait continuer.
A ma connaissance, elle est partie à la retraite depuis.

19:05 Publié dans Médecine | Lien permanent | Commentaires (0)

15/03/2005

De Kipling à Burrows

medium_burrowsvietnam.jpgCe matin, j’ai encore expérimenté ce qui rend mon métier fabuleux, les rencontres improbables avec des gens appartenant à un univers différent du mien.

Je rentre dans sa chambre, il a 55-60 ans, bien conservé (je le précise car c’est rare dans la clinique), un aspect un peu routard avec un pull bleu ample et un pantalon d’épaisse toile beige.
Je repère tout de suite les œuvres complètes de Saint-John Perse en collection « La Pléiade » sur la table de nuit.
Un lettré, c’est encore plus rare.
J’ignore tout de Saint-John Perse, mais la présence d’un livre dans une chambre de patient éveille toujours mon intérêt.
Autre détail, au poignet gauche une montre de type militaire, sur un bracelet « OTAN » vert foncé. Il ne s’agit pas d’une réédition récente, mais d’une montre d’un certain âge, étant donné l’état du verre.

Je note ces détails, et engage la conversation.

Il est enseignant d’anglais.
Il faut bien dire ce qui est, les trois quart des patients qui ont une activité culturelle (je n’ose pas dire « intellectuelle », voire « cérébrale ») sont des enseignants.
« J’aime bien voir des livres sur la table de nuit d’un patient, j’ai l’impression que la civilisation n’est pas encore anéantie…
C’est un peu flagorneur, mais je le pense, et je sais que cette entrée en matière va lui plaire.
Il entoure le livre de ses mains, dans un geste protecteur.
- En effet, « ça » n’a pas tout englouti.
Il montre la télévision du doigt.
- Vous fumez ?
- Oui, mais des « Bidis » indiens, avec très peu de tabac.
Il me montre un petit emballage conique, couvert d’inscriptions en sanscrit et une inscription en caractères latins : «501 Mangalore Ganesh Beedi », et avec une représentation de Ganesh en majesté. Les cigarettes sont en fait petites, formées d’une feuille brun-vert roulée, entourée à une extrémité d’une boucle de fil rouge.
- Ganesh, Dieu des étudiants, c’est indiqué, pour un enseignant, mais pas très bon pour la santé…
- Elles contiennent très peu de tabac, je vais vous faire voir.
Il sort un couteau multi usage en métal, dont le manche se replie en deux pour protéger la lame principale, et les secondaires, et fend la petite cigarette pour me faire constater la faible quantité de tabac qu’elles contiennent. Encore un outil de routard.
- vous avez beaucoup voyagé ?
- Dans tout le Sud-Est asiatique.
- On vous dirait tout droit sorti de « L’Homme qui voulait être Roi », avec vos petites cigarettes coloniales, et vos lectures…
Il sourit.
Je voyage en même temps que lui, au sein de l’Inde éternelle.
- Faites moi voir votre montre.
Elle a beaucoup vécu, et le verre est en plexiglas, matériau plus utilisé depuis des années.
Au dos, des inscriptions réglementaires de l’US ARMY, et une date : « November 1968 ».
Aucune indication de marque, mais je sais que c’est une Hamilton.
- En effet, c’est ce que m’a dit un horloger en Asie, je l’ai achetée à Saïgon.

J’ai voyagé avec lui au milieu des rizières, des clichés de Burrows, et ses soldats adolescents ivres de fatigue et de désespoir, broyés par une guerre qu’ils n’ont pas voulu.
Son propriétaire est peut-être mort dans un marais, et elle a été récupérée par un paysan, ou un Viêt-Cong. Ou le GI qui la portait l’a laissé en gage pour passer une nuit fugace de plaisir avec une « Little China Girl »
She says : Shh…

Les objets ont une âme.
Certains patients, aussi.


P.S
- J'ai découvert que les "Bidis" étaient de véritables saloperies ici et ici.
- Ne passez pas à côté d'un livre exceptionnel de photographies : "Vietnam" de Larry Burrows, Ed. Flammarion 2002.