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15/09/2005

Gauss m’a tue(r).

 

medium_gauss.jpgHier, consultation hospitalière.

Un patient émergea de mon lot habituel de SDF hirsutes, éthylo-tabagiques, cas sociaux, non francophones, patients psychiatriques (et souvent tout à la fois!)…

 

Il a 40-45 ans, attaché à un pied à perfusion, un short clair et une chemise à carreaux bleus froissés, mais propres.

Il porte des lunettes de vue à montures noires, et une calvitie naissante au sein d’une chevelure noire policée.

Sa voix est douce et posée, sa syntaxe est irréprochable.

Son visage est emprunt d’un fatalisme encore un peu désespéré, masque mille fois vu chez des patients se sachant atteints d’une maladie grave.

 

Question : Quel malheur a brisé sa petite vie douillette, et l’a envoyé dans une salle d’attente miteuse d’une consultation hospitalière de cardiologie ?

 

Le mot laconique, qu’il me tend, écrit d’une petite écriture mal assurée d’externe, répond à ma question :

« Cher confrère,

merci de voir Monsieur XXX dans le cadre d’une consultation pré-opératoire d’un carcinome de la langue.

Son traitement comporte des morphiniques.

Bien confraternellement.

XXX ».

 

«

- Vous avez beaucoup fumé ?

- Jamais.

( ?)

- Vous buvez de l’alcool ?

- Jamais

( ??)

- Vous avez eu des problèmes de santé ?

- Jamais

( ???)

- Que faites vous comme métier ?

- Je suis cadre, informaticien dans l’Administration, et avant d’être rapatrié ici, j’étais en mission de deux ans en Guyane.

(Cela confirme ma première impression, mais me rend encore plus dubitatif sur le pourquoi d’une telle pathologie chez ce pauvre homme)

- Vous êtes sportif ?

- Tennis, volley, un peu de golf.

- La lésion est profonde ? (question purement professionnelle, le risque opératoire global dépendant de l’importance de l’exérèse).

- Regardez:

Il me montre alors une grosse lésion de 15-20mm de long, ayant déjà rongé un bon bout de langue sur 6-8 mm d’épaisseur.

- Pourquoi vous avez laissé évoluer un truc pareil ? (question venue du fond du cœur, que je n’ai pas pu censurer avant de l’avoir posée).

- Au début, ce n’était qu’une sorte de petit aphte, puis quand il a grossi, je l’ai fait voir à trois médecins, dont un ORL. Tous m’ont dit que ce n’était rien. Ils n’ont même pas proposé de faire une biopsie.

(….) J’étais abasourdi.

- Votre histoire est horrible, personne n’y a pensé car vous n’avez aucun facteur de risque. Vous avez une idée de ce qui a pu provoquer cela ?

- Il y a trois mois, ma dentiste a changé l’aggloméré de la dent juste en face. Je pense que c’est ça. Elle m’a dit que c’était un nouveau matériau. Les médecins d’ici l’ont prévenue dès que la biopsie est revenue positive.

- Je comprends. C’est terrible à dire, mais vous auriez été poivrot et tabagique, tout médecin y aurait pensé dès le début. Vous faites partie des bordures de la courbe de Gauss.

- J’en ai bien conscience. Enfin, on m’a dit que ça se soignait bien ?

- Oui...

(Mon regard plonge vers un point ou il n’y a strictement rien à regarder.)

 

22/08/2005

Monsieur, Madame et leur chien.

medium_tatou.jpgAujourd’hui, j’ai reçu un couple de patients très comme il faut, et leur chien.

 

Ils rentrent dans le cabinet avec un petit chien mâle à poils ras dont je n’arrive pas à identifier la race (ma mère n’a jamais eu comme chiens que des bergers allemands, et dernièrement un grand Schnauzer).

C’est inhabituel de faire rentrer un chien dans un cabinet médical, mais bon, j’ai déjà vu tellement de choses plus bizarres.

Le scanner se met en marche tout de suite, je les scrute du coin de l’oeil pendant que je m’installe à mon bureau : Monsieur est fatigué avec des vêtements chiffonnés,Madame est une blonde colorée bien pomponnée, différence d’âge importante (70 ans pour le monsieur, 45 pour la dame, 2-5 pour le chien), niveau socio-économique élevé (je pense que Madame n’est pas la première épouse de Monsieur).

 

«

- Qu’est ce qui vous arrive ? (question initiale rituelle, peut-être lointaine référence à la « Noiraude » de mon enfance).

Elle prend immédiatement la parole :

- Gérald (j’avais raison pour le niveau socio économique) a eu des douleurs à la poitrine toute la nuit.

Le monsieur fait un geste de compression de la poitrine.

(Une lampe rouge d’alarme s’allume dans le coin de mon cerveau : danger++++)

Elle poursuit :

- Nous avons fait des manœuvres de cohérence cardiaque durant environ 10 minutes…

- Ehhhh ??? (j’avoue que j’écoutais d’une oreille, encore inquiet de cette histoire d’oppression thoracique nocturne. J’ai même pensé qu’elle lui avait fait un massage cardiaque, mais qu’elle appelait ceci comme cela !).

- Des manœuvres de cohérence cardiaque…

- C’est quoi ?

- La cohérence cardiaque, dans le livre de David Servan-Schreiber.

- Oulààààà, d’accoooooord. Qu’est ce que vous avez fait comme métier? (à Monsieur)

- J’étais chef d’entreprise. (bingo)

- Et c’est la première fois que vous avez mal comme cela ?

- Oui, ça a été très brutal

Elle prend la parole.

- Voyez-vous, Gérald et moi avons eu beaucoup de soucis, nous venons de vendre notre propriété dans le Luberon. Les premiers acheteurs, anglais se sont désistés. Ce sont finalement des danois qui ont acheté.

- Je comprends parfaitement….

 

Le reste de l’interrogatoire est sans particularité, l’ECG ne montre pas ce que je craignais tant, un infarctus hors délai. Par contre à l’écho, je trouve une petite lame d’épanchement péricardique. En y regardant de plus près, l’ECG comporte un petit sous-décalage PQ (pathognomonique de la péricardite aiguë).

Bref, je suis un petit peu soulagé, je me détends.

J’explique la maladie et le traitement, et nous nous dirigeons vers la sortie, eux et moi soulagés.

Je regarde de plus près le chien, son pelage gris est cranté, cela donne la curieuse impression qu’il porte une carapace de Tatou.

«

- C’est très joli, ce crantage sur votre chien.

- Vous trouvez ? (la bouche ouverte, les yeux pétillants)

- C’est moi qui l’ai fait ; ça m’a pris, un jour.

- Vous avez mis combien de temps ?

- Que quelques minutes, mais vous allez voir, je l’ai aussi fait à Gérald ! (nooooon !!??)

Et elle me montre la tête grisonnante de Gérald, qui comporte en effet un discret mais indiscutable crantage.

- Mais vous crantez tous les mâles de votre entourage ! »

 

Elle glousse, en me tendant la main.

Gérald reste impavide.

18/08/2005

Le mur

medium_select_wall_stone_1.jpg

Le pouvoir le plus terrible et le plus sombre du médecin est d’être capable, dans une certaine mesure, de connaître l’avenir du patient qu’il a devant lui.

Terrible, car il donne un ascendant immense sur le patient, pour qui son avenir organique demeure le plus souvent totalement obscurci. Terrible, car aussi, bien souvent, on ne peut pas influencer le destin.

Ce pouvoir peut mener au meilleur, comme au pire.

Cette capacité renvoie à ce que nous étions il y a des millénaires, c'est-à-dire des Chamans.

Nous nous sommes tous trouvés plusieurs fois devant un patient encore bien-portant pour ses proches et lui même, avec dans les mains des examens scellant irrémédiablement son destin.

C’est finalement assez rare, heureusement, car toujours éprouvant pour tout le monde.

Surtout pour le patient en attente de résultats.

Tristan Bernard a dit, lors de son arrestation par la Gestapo : « Nous vivions jusqu'ici dans la crainte. Nous allons vivre dans l'espoir ».

Tel est le patient.

 

Hier, au cours de ma consultation hospitalière hebdomadaire, j’ai eu la vision terrible de ce qu’allait devenir le jeune patient que j’avais devant moi.

Pas une vision chamanique marijuannée, mais plutôt une intime conviction.

Ici, pas de maladie mortelle, mais plutôt un mode de vie délétère trop fréquent.

Agé de 36 ans, maçon, marié à une charmante jeune femme, deux enfants, il présente depuis quelques temps des poussées hypertensives. L’une d’entre elle a provoqué une épistaxis. D’où l’hospitalisation en ORL, puis consultation cardio il y a un mois.

Il est plutôt poupin, assez baraqué et la moue un peu boudeuse. Son aspect le rend sympathique d’emblée : un bon gars honnête et consciencieux.

On discute un peu du métier de maçon, qui est l’un des plus usants pour l’organisme que je connaisse. Beaucoup sont des épaves à 50 ans (mais j’ai probablement une vision hospitalière biaisée).

Je commence l’interrogatoire.

 

« Vous avez de l’hypertension depuis quand ?

- Je ne sais pas, on m’en a trouvé dans le service d’ORL

- Et à la dernière visite de médecine du travail ?

- Normale, je crois, je ne me souviens plus

- Vous fumez ?

- Euh oui, 1 paquet et demi par jour.

- Depuis longtemps je présume

- Depuis l’armée.

- Vous avez des GGT à 80, vous buvez de l’alcool ?

- Oh, comme tout le monde, mais là, ça tombait mal, j’ai fait la fête tout le week-end, j’étais chez des copains.

- Ca vous arrive souvent ?

- Assez, mais là, c’est mal tombé….

Sa femme intervient

- Ne dis pas ça Philippe, avec toi, ça tombe toujours mal. Je trouve que tu bois beaucoup tous les week-ends.

- Non, pas tant que ça, comme les copains.

- Quelle quantité d’alcool ?

- Oh, 3-4 pastis par repas.

- Quand même…

- Mais je ne bois rien la semaine.

- Mais, a priori, c’est déjà trop pour votre foie, les transaminases sont aussi un peu élevées.

- C’est mal tombé….

- Il faudra aussi limiter un peu le sel, pour faire baisser la tension artérielle. Vous mangez comment ?

- Normalement

- Cacahouètes, pizzas, vous resalez les aliments ?

- Oui, je mange beaucoup de cacahouètes…

- Vous allez me dire que ça tombe mal aussi ?

- Il s’esclaffe.

- Bon, ce n’est pas très brillant tout ça…

- On a beaucoup de problèmes financiers actuellement, mais j’arrête de fumer à la fin de l’année, et je vais diminuer l’alcool et les cacahouètes… »

Je l’ai donc revu hier. Les GGT sont à 220, il fume toujours, et son holter tensionnel n’est pas brillant. Il sourit toujours, et sa femme est un peu mal à l’aise.

Je lui commence un traitement anti HTA .

Il n’a que 36 ans, et devra probablement prendre ce comprimé à vie, mais bien d’autres vont se rajouter avec je temps, j’en suis sûr.

Se rend-t-elle compte que son mari tourne mal ?

Je le pense, et j’ai l’intime conviction que ce jeune homme va dans le mur à toute vitesse.

Ni elle ni moi ne pourrons rien y faire, et nous le savons tous les deux